Revista Letras e-ISSN 2215-4094 • ISSN 1409-424X Doi: http://dx.doi.org/10.15359/rl.1-65.3 Número 65. Enero-Junio 2019 Páginas de la 61 a la 92 del documento impreso |
Le jeu conflictuel du dédoublement dans « J'ai tué Alfred Heavenrock » de Jean Ray : un paradoxe identitaire entre le héros et son Doppelgänger1
(El juego conflictivo del desdoblamiento en «Yo maté a Alfred Heavenrock» de Jean Ray: una paradoja identitaria entre el héroe y su Doppelgänger)
Juan Carlos Jiménez Murillo2
Universidad Nacional, Costa Rica
Résumé
Cet article vise à analyser la question de la dualité abordée par Jean Ray dans son conte « J’ai tué Alfred Heavenrock ». Reposant sur le dédoublement autant physique que psychique des deux personnages, David le protagoniste, le moi conscient et Alfred « l’autre moi », né de l’inconscient, ce récit sera l’objet d’une étude qui cherchera à identifier les divers mécanismes textuels qui permettent à cet écrivain d’instaurer cette logique binaire sur laquelle s’organise le duo David-Alfred. Il sera question de mettre en exergue la multiplicité des éléments qui permettent la complémentarité entre ces deux personnages, d’un côté, et le gouffre qui les sépare, d’un autre côté.
Resumen
El artículo analiza la dualidad, tratada por Jean Ray, en el cuento «Yo maté a Alfred Heavenrock». Basado en el desdoblamiento físico y psíquico de dos personajes, David, el protagonista, en su yo consciente y Alfred, el otro yo nacido del inconsciente, se busca identificar los diversos procedimientos textuales que permiten a este escritor instaurar la lógica binaria que organiza el dúo David-Alfred. Resalta la multiplicidad de factores que permiten el complemento entre estos dos personajes, por un lado, y la distancia que los separa, por otro.
Mots-clés : littérature fantastique, double, Doppelgänger, Jean Ray
Palabras clave: literatura fantástica, el doble, Doppelgänger, Jean Ray
L'inconnu était assis devant lui, lui aussi avec son manteau et son chapeau, sur son lit à lui, avec un petit sourire, et, plissant un peu les yeux, il lui faisait un signe amical de la tête. Monsieur Goliadkine voulut crier, il en fut incapable, - protester, d'une façon ou d'une autre, il n'en eut pas la force. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et il s'assit, comme évanoui d'horreur. Il y avait de quoi, du reste. Monsieur Goliadkine avait complètement reconnu son ami de la nuit. Son ami de la nuit, ce n'était autre que lui-même - Monsieur Goliadkine lui-même, un autre Monsieur Goliadkine, mais exactement semblable à lui - en un mot ce qui s'appelle un double de tous les points de vue...
Le Double, Fiodor Dostoïevski
Незнакомец сидел перед ним, тоже в шинели и в шляпе, на его же постели, слегка улыбаясь, и, прищурясь немного, дружески кивал ему головою. Господин Голядкин хотел закричать, но не мог, — протестовать каким-нибудь образом, но сил не хватило. Волосы встали на голове его дыбом, и он присел без чувств на месте от ужаса. Да и было от чего, впрочем. Господин Голядкин совершенно узнал своего ночного приятеля. Ночной приятель его был не кто иной, как он сам, — сам господин Голядкин, другой господин Голядкин, но совершенно такой же, как и он сам, — одним словом, что называется, двойник его во всех отношениях…
Двойник (Ф. M. Достоевского)
Figure emblématique de la littérature fantastique, le double, thème essentiel et récurrent dans l’univers fictionnel de Jean Ray, constitue l’expression paradoxale du sujet confronté à un autre sinistre, à la fois identique et différent à lui. Suscitant chez le lecteur un engouement qui s’accentue à chaque apparition soudaine, cet être hallucinant à l’apparence ambiguë, inquiétante mais pourtant fascinante, entraîne le protagoniste vers une dissociation de sa personnalité au point de se confondre avec son sosie dans un terrible état chaotique. Cette impression ambivalente dont témoignent nombre d’écrivains fantastiques, d’Hoffmann à Borges en passant par Maupassant, Poe, Wilde et Dostoïevski, Jean Ray semble la concevoir comme une rencontre analogique au centre de laquelle cet autre hors de soi engendre un fort dédoublement altérant la psyché du protagoniste. Piégé ainsi dans une sorte d’enchevêtrement dont la ressemblance presque gémellaire éveille la confusion, le lecteur, alors, plonge à chaque page dans une dimension ambivalente où les repères rationnels paraissent perdre leur sens.
Tapi dans l’ombre de son antithétique, guettant d’un sourire machiavélique qui déchire son visage et fait reluire ses yeux, la figure du double telle qu’elle se dégage dans certains récits de Jean Ray, guigne furtivement l’identité du héros. Situé à la frontière du réel et du fantastique, cet intrus autrement nommé Doppelgänger, est reproduit par Jean Ray, comme une entité qui menace d’effacer le protagoniste, de le dupliquer voire d’usurper sa place.
Mais c’est particulièrement dans l’un de ces contes intitulés « J'ai tué Alfred Heavenrock », l’une de ses œuvres majeures, quoiqu’il demeure souvent ignoré de nos jours hélas, que cet écrivain met brillamment en scène l’effet insaisissable de la présence d'un être inconnu, produit apparent de l’imagination d’un protagoniste pervers et débauché qui voit sa propre invention se matérialiser dans son cousin antagonique finissant celui-ci par le terroriser et le contrôler. C’est dans ce conte que Jean Ray parvient à ébaucher l’une de ses meilleures représentations du double à travers deux moi contradictoires, donc l’un prétend appartenir à la norme et répondre à une certaine logique, alors que l’autre est particulièrement effrayant et empreint d’irrationalité. C’est ainsi que l’archétype du double s’inscrit, dans ce récit, dans une sorte de jeu oppositionnel qui zigzague entre l’antagonisme, l’incertitude et l’épouvante.
Le Doppelgänger : reflet du moi ou reflet de l’autre ?
D’origine allemande, étymologiquement composé de deux éléments lexicaux Doppel (double) et gänger (le marcheur ou le visiteur), le terme « Doppelgänger » signifie « celui qui marche à côté, le compagnon de route »3. Apparu à la fin du xviiie siècle, sous la plume de Jean-Paul Richter qui s’en sert pour la première fois dans son œuvre Siebenkäs (1796-1797) pour désigner la dualité existante entre deux de ces personnages Siebenkäs le héros et son meilleur ami Leibgeber, la thématique du Doppelgänger déchaîne la problématique de la scission du moi.
Souvent associé, d’ailleurs, au domaine du parapsychique, le double fantasmagorique aurait, de ce fait, incarné une signification proche de celle du jumeau diabolique. Qu’il soit réel ou fictif, le personnage double constitue l’expression d’une angoisse intériorisée par lui-même, provoquant chez le héros un fort trouble existentiel. De ce fait Elisabeth Frenzel dans Motive der Weltliteratur, définit le terme « Doppelgänger », de la manière suivante :
Doppelgängertum beruht auf der physischen Ähnlichkeit zweier Personen. In der Dichtung wird dieses Phänomen einerseits durch reale Personen verköpert, deren Ähnlichkeit auf Zufall oder Verwandtschaft, im Bereich von Sage und Märchen auch auf das Eingreifen überirdischer Mächte zurückgeht […]4.
Jean Ray profite ainsi de l’entrelacement qui ficelle ses deux personnages, de cette dialectique de combat qui s’opère entre le protagoniste de son histoire et son double spectral, tantôt pour les joindre encore plus au point de les fusionner presque par complet ; tantôt pour les disjoindre en définissant nettement l’un et l’autre. La figure du Doppelgänger est ainsi ciselée par Jean Ray dès une optique différente. Il revient, certes, l’idée traditionnelle du double en quête de possession de la personnalité de l’autre, mais également il incarne la personnification de la conscience du narrateur qui est puni à cause de son opportunisme.
L’invention de l’Autre : plan préparatoire à l’apparition du Double
Surgi du néant, créé des mensonges, Alfred comme personnage double connaît préalablement son apparition, pendant une période de gestation dans l’imaginaire de David. Ce dernier, protagoniste de l’histoire, n’ayant eu besoin que des quelques secondes pour couver cette créature chimérique ignorait par complet qu’il était en train de germer également sa propre punition. Une force étrange semblait ainsi procéder à découper, façonner et raboter minutieusement les idées de David qui aboutissaient à cette configuration fictionnelle. Plusieurs caractéristiques propres à David ont été transposées dans ce nouveau personnage, entraînant ainsi l’ambivalence qui semble souder en quelque sorte le créateur et le créé.
Exerçant apparemment le métier de vendeur, roué, d’une habilité exagérée à manipuler les autres, le protagoniste de ce récit avec qui le lecteur se rencontrera vis-à-vis incarne une vraie crapule. À l’image d’un acteur qui se prépare à jouer intelligemment sur scène, David Heavenrock, inséré par Jean Ray dans une ville anglaise dévastée par les effets de la II Guerre Mondiale, atmosphère cauchemardesque qu’il choisit comme cadre de son récit, avait déjà conçu un texte, un plan de travail, un début et une fin et surtout des attentes, même si certains de ces mensonges vont être modifiés brusquement au cours de cette farce. Paresseux et opportuniste, vivant apparemment aux dépens de ses méfaits, David Heavenrock n’hésite pas à faire partager au lecteur le plan qu’il avait machiné préalablement. C’est justement grâce à ce plan que le double, personnifié dans la figure fictive de Alfred Heavenrock, commence peu à peu à se découper jusqu’à s’y introduire nettement. Enveloppée dans l’épais brouillard de la fiction d’où il sort, la figure d’Alfred en tant que double se dégage progressivement, se concrétisant dans la dimension du réel au rythme des fabulations de David qui, s’intensifiant, finissent par le reproduire totalement :
Un instant plus tard, je commençais à échafauder un plan absolument différent de ceux qui devaient me fournir la pâtée quotidienne. Et c’est à ce moment que naquit Alfred Heavenrock.
Je jetai un long regard autour de moi et hochai pensivement la tête.
— C’est singulier, dis-je à mi-voix, vraiment singulier…
Tout en disant cela, mes yeux allaient de l’écriteau au cimetière sans s’attacher à Miss Bee.
— Singulier ? demanda-t-elle
— Oui, en pensant à ce qu’Alfred me disait l’autre jour. Alfred Heavenrock est mon cousin, un bonhomme pas comme les autres, surtout en ce qui concerne ses pensées. Drôle de corps et de lascar en effet, bien qu’il soit mon cousin.
— Heavenrock, murmura pensivement Miss Bee, le nom ne m’est pas tout à fait inconnu.
Elle mentait, évidemment, dans l’espoir de prolonger ce bavardage inespéré5.
Fléau des ingénus, David ne tarde pas à voir en Miss Florence Bee la cible parfaite de ses stratagèmes. De nature dupe, les premiers effets chez la candide femme c’est de se laisser facilement conduire par les nombreux mensonges qui s’égrainaient l’un après l’autre sans cesse devant ses yeux. Émue par l'arrivée inattendue de ce vendeur dans ce village détruit par les bombardements allemands, un rare intérêt commence à se forger chez elle et comme attirée par un iman, cette femme est incapable de découvrir la farce dont elle était l’objet. Sous prétexte que son cousin s’intéressait au logement solitaire, ce double fictif construit par David s’arrangeait assez bien avec la puérilité touchante de la très gentille mais tout aussi innocente propriétaire :
— Bah, continuai-je, je ne pense pas qu’il y eut un Heavenrock à Hastings, ni plus tard à la Chambre de Lords ou des Communes. Le seul qui ait de l’argent est Alfred Heavenrock, moi je me suis contenté de faire la guerre.
Elle me considéra avec sympathie.
— Voulez-vous vous asseoir, monsieur ?
— David Heavenrock, les amis m’appelaient Dave, et si je parle d’eux au passé, c’est qu’ils ont tous laissé leur peau sur le sol français en chassant les Fridolins.
Nous prîmes place sur un banc du jardin.
— Pourquoi avez-vous dit « singulier » en examinant tour à tour l’écriteau de location et le cimetière, car j’ai suivi votre regard et, demanda-t-elle brusquement.
J’imitai fort bien le geste d’un homme qui se sent surpris dans le fond intime de sa pensée.
— Vous avez vraiment vu cela ? dis-je naïvement, eh bien voilà…et de confusion habilement jouée, pour moi…
Mais mon projet prenait corps…
— Eh bien, voilà, repris-je sur un ton qui trahissait un véritable embarras, l’autre jour donc, Alfred me dit :
« — Voyez-vous, David — il ne m’appelle jamais Dave —voyez-vous j’en ai assez de Londres, des grandes villes et voyages.
« — Essayez des Bath, de Margate ou des Sorlingues, lui conseillai-je.
« Il grogna.
« — Fermez votre prospectus de vacances ; sans doute espérez-vous en tirer une commission, mais avec moi cela ne prend pas. Ce que je veux, c’est une maison dans un désert, et près d’un cimetière qui ne reçoit plus ni morts ni visites. »
Voilà ce qu’il m’a dit6.
Disséminés partout dans le récit, les traits composant la physionomie d’Alfred en tant que figure double se consolident progressivement à chaque affirmation de David, contribuant à naturaliser cet être avec un tel artifice qu’aux yeux de Miss Florence Bee ce personnage imaginaire dépasse largement même les limites de l'illusion réaliste. Complètement convaincue de l’existence de ce faux cousin, cette femme est également captivée par cette habile canaille qui par les nombreux artifices dont il se sert parvient à gagner la confiance de cette femme ingénue qui l’invite même à boire :
Miss Bee ouvrit de grands yeux.
— Est-ce Dieu possible ! s’écria-t-elle.
— Alfred n’est pas un type comme un autre, répétai-je, et je ne prétends pas qu’il soit fou, car il n’y a pas plus malin que lui pour arrondir son magot, mais il est quelque peu…heu…maniaque.
— À un tel point ?
— C’est-à-dire que son hobby est de faire tourner les tables et de lire des ouvrages de spiritisme. Il ne jure par le Dr. Dee, une sorte de sorcier du temps de la reine Elizabeth, qui s’occupait de faire sortir les morts de leur tombeau.
— Quelle horreur ! s’exclama Miss Florence, dont les yeux brillaient de joie et d’espoir d’en entendre davantage.
Mais je me gardai bien de lui en donner une plus large mesure.
— Ces bêtises me font tourner le cœur, continuai-je, mais je suis bien obligé de les écouter, car de temps à autre Alfred m’aide quelque peu, très peu, je dois le dire. Toutefois, je lui rendrai peut-être service en lui parlant de votre maison qui est précisément à louer.
Je me levai pour prendre congé, bien que mon projet exigeât une bien plus longue entrevue.
— Laissez-moi vous offrir… un verre de vin, proposa Miss Bee, après une légère hésitation7.
À l'instar d’une toile d’araignée qui se tisse à l’insu de la propriétaire du logement, les paroles de David Heavenrock teintées de séduction constituent le trampoline par lequel cette femme s’apprête assurément à tomber dedans. Sous son apparence inoffensive, David Heavenrock, ce maître de la manipulation, dissimule ses vraies intentions tout en sachant tirer les bonnes ficelles de sa victime, réduite comme on peut le constater au stade de marionnette. Par la naïveté même de son expression et étrangement accrochée par une sorte d’élan surnaturel envers ce prétendu nouveau locataire, issu de l’invention du vendeur, Miss Florence Bee ne pourra pas facilement se détacher de ce flatteur qui tantôt l’illusionne tantôt la décourage afin de maintenir vive cette connexion :
— Parlez-moi de votre cousin, demanda Miss Bee, puisqu’il pourrait devenir mon locataire.
— Oh ! m’écriai-je, je ne vous ai rien promis ! Alfred est vraiment un type pas ordinaire et bien qu’il soit superstitieux en diable, n’espérez pas lui soutirer la forte somme. Quand il s’agit d’argent, il devient froid et précis comme une machine à calculer électronique.
— Je n’ai nullement cette intention, protesta-t-elle. Je serai contente de louer cette maison toute meublée pour un prix raisonnable, afin de pouvoir ensuite m’évader à jamais de ces lieux maudits. Je compte me retirer à Doncaster ou je possède une propriété8.
En déformant la réalité à sa guise, David Heavenrock parvient à construire un faux climat de confiance afin que Miss Florence Bee croie à ses paroles. À mesure qu’il intercale ses phrases artificieuses, il réussit à se faire bâtir parallèlement une personnalité puissante, un moi idéalisé qu’il n’avait jamais été, tout en se protégeant du vide. Inconsciemment, il commence alors à se dédoubler même si Alfred n’avait pas encore fait son apparition physique sur scène. En effet, Alfred en tant qu’alter-ego se nourrissait en grande mesure non seulement des mensonges inventés par David mais grâce plutôt à l’image que Miss Florence reproduisait de ce cousin qui, même inconnu, semblait déjà agir.
Personnage artificiel, capable de contrôler cette femme, de l’assujettir et de la manœuvrer, pour qu’elle l’écoute attentivement David fait de Miss Florence une victime, fascinée et aveuglée par ce qu’elle croyait être la réalité. Au fond, l’intention de David était d’abord de voler Miss Florence ; pour cela il lui a fallu rehausser l’image qu’il avait de lui-même. La figure de cette femme qui l'admire et lui projette une image flatteuse de son alter-ego lui est nécessaire. Par sa douceur, son affectivité et sa générosité, cette dame anglaise est disposée à l’aider et à l’écouter sans comprendre qu’elle tombait dans les gouffres d’un piège. Se faisant ainsi plaindre par Miss Florence Bee qui prend ce pervers en pitié, il a recours à l’ambiguïté et aux messages paradoxaux pour la déstabiliser :
Ni Percy Woodside, ni Bram Stone n’avaient existé et ce n’est que par le plus grand des hasards qu’une pareille balle aurait pu m’échoir, car j’avais fait mon service militaire loin à l’arrière, comme aide-pharmacien.
— Ne soyez pas amer, Dave. Supplia-t-elle.
Sa main était posée sur la mienne.
— Tout le monde a des soucis… À propos, êtes-vous marié ?
Je haussai les épaules.
— Dieu merci, je ne le suis pas. Je n’aurais pu offrir à ma femme qu’amour et l’eau claire qui; selon le proverbe, nourrissent si mal leur monde.
Cette fois-ci je ne mentais pas.
Je la vis sourire.
Elle était agréable à voir et mes regards se posaient avec plaisir sur sa bouche un peu grande, ses dents éblouissantes et ses yeux sombres. Par la même occasion, j’admirai le splendide camée qu’elle portait à son corsage et que j’évaluai à plus de cent livres9.
Même invraisemblable, appartenant au domaine de l’imaginaire, l’identité irréelle du cousin spectral joue un rôle primordial dans la consolidation de la personnalité que David tisse de lui-même devant Miss Florence. Sans exister encore, dès sa dimension évanescente, Alfred n’est encore qu’une idée et pourtant contribue à solidifier la nouvelle personnalité que David prétend s’attribuer. Cet être fictif, inventé de toute pièce par David, constitue le moteur qui fait avancer ses plans. À la fois support et excuse dont il se met à l’abri pour nourrir son intégrité et justifier ses défauts, le faux cousin devient un objet qui sert à valoriser David. La personnalité de David trouve, alors, son équilibre en déchargeant sur la figure de son cousin fictif la responsabilité de ses erreurs. C’est au détriment de la personnalité chimérique de son faux cousin, que David se place en victime pour que Miss Florence le plaigne. Celle-ci, grâce à une association basée sur des principes dichotomiques, le conçoit comme le héros alors qu’Alfred devient l’antihéros véhiculant tous les défauts que David, grâce à ses paroles, prétendait ne pas posséder. Salie avec la même agilité qu’il l’avait créée, l’identité d’Alfred est dévalorisée à maintes reprises par David afin de se revaloriser lui-même. De ce fait, on ne peut pas concevoir David dans son unicité identitaire que grâce à la dualité, voire à l’antagonisme qu’il entretient avec Alfred :
Parlez-moi de votre cousin, répéta-t-elle, regrettant visiblement de devoir donner un autre tour à la conversation.
— Je puis vous le décrire. Il se croit beau, mais il est déplorablement laid avec sa petite moustache en croc, ses gros sourcils roux et ses horribles lunettes teintées. Il prend du ventre... — je ne puis souffrir les hommes gras — il a toujours les mains sales, comme s'il venait de trier un fond de grenier, et... et... il boit !
Et vous, dit miss Florence en souriant, vous êtes sobre, ce qui explique votre répugnance, bien qu'en cela vous manquiez un peu de charité.
— S'il buvait du whisky et même du gin comme tout le monde, passe encore, mais il ne sort jamais sans une bouteille plate remplie de Kirschwasser: quelle horreur! Et s'il s'en tenait là... Mais non, on lui fait injure en refusant d'y goûter, car c'est l'unique chose qu'il aime partager avec son prochain. Ce qu'il m'a déjà fait souffrir en m'imposant de force cet atroce breuvage !10
Véritable prédateur, le pervers David semble avoir plus d’un tour dans son sac pour attirer Miss Florence dans ses filets. Flirter discrètement, charmer, séduire, il est impossible à cette dame de résister aux artifices de ce beau parleur, qui se montre très persuasif. Par ses ruses sournoises, il ne faut à David que quelques phrases, suffisamment floues pour que sa victime soit totalement désarmée face à lui. Tel un caméléon, David est en essence un être double, au moins psychiquement, qui semble changer de masque en fonction de ses intérêts. S’excusant de ses écarts avec une docilité impressionnante, ce type remet tout de suite en route la séduction comme sa technique de manipulation imparable. La personnalité de son cousin mise en doute, David le dégrade et le juge à sa guise tout en se plaçant en victime pour gagner l’admiration de Miss Florence qui n’est capable même de soupçonner la vérité. À l’ombre de cet être fictif, David était obligé de se construire un jeu de personnalités qui mises en miroir lui donnaient l’illusion d’exister faisant naître en même temps chez Miss Florence un rapprochement affectif. Pourtant, David ne s’est jamais demandé si cet être fictif, voyant ainsi sa réputation souillée, pourrait en prendre vengeance :
— Ne faites pas le méchant, dit-elle gentiment. Il ne faut pas juger trop sévèrement les autres et savoir pardonner leurs petits travers. N'en avez-vous pas vous-même ?
Je plantai mes regards dans les siens.
— J'en ai, et non seulement des petits, mais des gros et qui ne sont plus des travers, mais des défauts. D'abord, je veux qu'on respecte les morts et qu'on ne les dérange pas dans leur divin repos, par d'affreuses pratiques de sorcellerie...
— Mais ce n'est pas un défaut ! 's'écria ma nouvelle amie.
— D'accord, à condition de ne pas se conduire comme un portefaix ivre quand on transgresse ce que je considère comme une loi sacrée.
— Seriez-vous... un peu... violent ?
— Je le suis. J'ai envoyé plus d'une fois mon poing sur le nez d'Alfred à ce propos. Voyez-vous, je suis de ceux qui défendent leurs amis, les miens sont morts... et je continue à les défendre, morts !11
Redoublant d’ingéniosité pour parvenir à ses fins, David agit comme un vampire qui bouffe l’énergie de Miss Florence pour créer un lien de dépendance capable d’attacher celle-ci à lui-même tout en faisant croire que cet attachement ne procédait que de la victime. Doué d’un talent inné pour inspirer de la confiance auprès de cette femme, David va très loin avec ce jeu donc ces sentiments d’amour à peine suscités, se solidifient rapidement, jusqu’à devenir presque une liaison. Incapable d’éprouver des remords, David semble être vide intérieurement ne remettant jamais en question ses actes. Sa victime, il l’instrumentalise et ne devient pour lui qu'un objet à exploiter, puis à jeter :
Je vis trembler ses lèvres.
— Mon Dieu, dit-elle lentement, Dave, vous êtes un homme. Je me levai et j'attendis pour lui serrer la main qu'elle me tendit la sienne.
— Adieu, Miss Bee, dis-je. Je parlerai à Alfred, mais rappelez-vous que je n'ai aucune influence sur lui.
— Pourquoi dites-vous adieu ?
Je baissai les yeux, ma bouche esquissa son rapide et amer rictus.
— Parce que... et puis, je ne sais pas. Adieu ! Je m'en allai à grands pas, sans me retourner, puis j'enfourchai ma bicyclette. Tout en roulant, je ne quittais pas mon rétroviseur des yeux. Miss Florence Bee, immobile contre la barrière, la main appuyée sur son cœur, me suivait du regard...12
La métamorphose : le double enfanté ou la duplication de soi ?
Ayant déjà eu le temps d’imaginer, créer et concrétiser son cousin au niveau fictionnel, David se dispose à le matérialiser mais cette fois physiquement. C’est, alors, à travers son moi conscient que David peut parvenir à cet autre soi imaginaire :
Il me fallut quelques jours pour mettre mon projet complétement au point et trouver cinq ou six livres.
La bicyclette appartenant à Colson, Mivvins et Mivvins, mais je vendis mon Shakespeare, une belle édition que je regretterais toute ma vie. J’en tirai deux shillings que je mis sur Halifax qui courait à Norwood.
Le diable dut être à mes côtés, car le cheval me rapporta dix livres.
J’eus quelque peine à trouver un flacon de bon Kirschwasser, moins à m’en procurer un d’acide prussique, au point et trouver cinq ou six livres, puisque je fus du métier pendant la guerre, comme je crois l’avoir dit13.
Pour devenir Alfred, David subit un processus de désidentification grâce auquel il peut accéder du moi à l’expérience du soi. Son moi conscient semble alors se détacher de lui, s’éteindre jusqu’à presque disparaître, fusionné dans une nouvelle identité : celle d’Alfred. David en tant que moi peut ainsi interpréter pour quelques minutes ce nouvel état de soi, expérimentant la conscience d’un être intérieur et d’un autre extérieur séparé et distinct :
Produit d’une imitation, d’une mimésis, le double naît ainsi de la même activité de l’esprit que l’œuvre d’art : le double est l’horizon de la mimésis, laquelle tend vers un idéal impossible, contradictoire et toujours fuyant, la production d’un double parfait de la réalité. Derrière le double se profilent ainsi les mythes de Pygmalion et de Narcisse, mythes de la confusion du réel et de l’imaginaire, de l’effacement de la frontière entre le sensible et l’intelligible, la vie et le marbre, ou la toile peinte, et en tant qu’entreprise orgueilleuse de substitution d’une réalité forgée de main d’homme à une réalité « divine », les mythes de Prométhée ou de Faust : l’artisan humain prétend rivaliser avec l’artisan divin14.
C’est alors par le biais du déguisement que ces deux identités fondent, offrant une fausse apparence de soi et créant en même temps un personnage artificiel dont les attributs visuels ne sont apparemment que faux. Se déguiser constitue, alors, pour David un acte créatif qui lui permet d’incarner un jeu à la fois entre l’être et le paraître. Le masque incarne alors ce pouvoir de modifier et de dissimuler l'identité propre :
Une teinture capillaire, me faisant don d’une flamboyante chevelure rousse et pouvant disparaître en un tour de main, fut plus difficile à trouver, mais j’y parvins.
Des moustaches postiches, un complet assez convenable mais fort criard, des lunettes aux verres teintés, tout cela fut une question d’heures. Au collège, j’interprétai jadis quelques rôles de composition dans des comédies de salon et tout le monde me disait destiné au théâtre.
La vie se complaît à faire mentir les prophéties. J’ai fait des métiers depuis, hormis celui d’acteur.
Ce qui n’empêcha pas la glace de me renvoyer l’image d’Alfred Heavenrock parfait. Mes calculs ne prêtaient à ce nouveau-né à moustaches et à lunettes que vingt-quatre heures d’existence à peine15.
Outil ambigu et énigmatique assurant l’anonymat, le déguisement met David dans une position avantageuse lui permettant de voir sans être vu tout en matérialisant son double imaginaire. Travesti en Alfred, David se trouve confronté à une situation paradoxale qui superpose l’être et l’autre, effaçant l’identité première derrière une nouvelle qui en même temps est divisée et dédoublée. De ce fait le masque, à cause de sa portée ambivalente, permet de mettre en jeu des aspects de l’identité de David qu’il cache habituellement et de montrer son soi mais aussi de se voir autrement, avec la partie de soi qui échappe restant étrangère et inconnue :
— Monsieur Alfred Heavenrock, dit Miss Florence Bee, je vous ai reconnu immédiatement, tant votre cousin vous a exactement décrit.
— Alors il a dû bien dauber sur mon compte, répondis-je d'une affreuse voix de crécelle, car il ne pourrait en faire autrement.
— Il n'en est rien, répondit Miss Bee.
— Allons donc, je connais David, c'est un être envieux qui ne réussit pas dans la vie; il prétend qu'il n'y a rien au-dessus de la plate honnêteté. Quel imbécile, hein ?
— Je ne trouve pas, dit Miss Florence en pinçant la bouche.
— Ta, ta, ta, c'est une brute. Il n'hésite pas à employer ses poings même lorsqu'on ne s'en prend pas directement à lui. Il est vrai que cela lui a servi pendant la guerre. Il est courageux, je dois l'admettre, bien que je ne sois pas de ceux qui admirent cette vertu militaire. Comment le trouvez-vous? Très bien de sa personne, sans doute ?
— Il n'est vraiment pas mal, dit franchement Miss Bee.
— Voyez-vous ! Toutes les femmes sont là pour dire comme vous.
Croyez-vous qu'il en tire quelque avantage, comme il pourrait le faire ? Pas du tout, cet âne est un vertueux !16
Situé à l’interface entre l’intérieur et l’extérieur, le masque relie le monde réel et irréel, révèle et dissimule, cache et identifie celui qui le porte. De ce fait, le déguisement procure à David un support identitaire et fonctionne comme une image virtuelle de soi. Mais il faudrait se questionner et réfléchir à travers sa mise en jeu, et se demander si ce personnage fait l’expérience d’une identité qu’il rejette ou bien d’une autre qu’il a toujours possédée et qui n’a jamais été du tout détachée de lui ? S’agit-il de deux réalités différentes, ou par contre y-a-t-il une relation d’unicité abritant deux éléments apparemment opposés mais qui se cristallisent en définitive pour n’en former qu’un seul ? C’est justement au carrefour de cette dynamique conflictuelle qui est engendré et consolidé le Doppelgänger d’après l’optique de Jean Ray.
On peut conclure que le déguisement d’Alfred ne traduit pas une seconde peau sur le visage de David mais extériorise plutôt une nouvelle identité qui semble transformée extérieurement et qui, en réalité, n’est transformée que dès l'intérieur de ce personnage. En prêtant son souffle au masque, David anime la personnalité d’Alfred mais à la fois David est lui-même animé par l'esprit énigmatique de l'au-delà. Rattaché à son déguisement, Alfred est doté provisoirement d'une énergie supérieure à la sienne qui lui permet de soumettre David a sa volonté. En réalité, David n’a pas d’existence autonome, mais il incarne l’unité où coexistent un je conscient et un soi transpersonnel. Son moi n’existe alors que par le reflet du soi :
— Voulez-vous visiter la maison ? demanda Miss Bee d'une voix glacée.
— C'est pour cela que je suis ici, et, ajoutai-je lourdement avec un gros rire, également un peu pour voir si vous êtes aussi jolie qu'il l'a dit !
— Comment, il vous a dit que...
— Il l'a dit, mais n'espérez rien de ce parangon de vertu.
Miss Bee se redressa, les joues en feu.
— Laissons, cela, monsieur Alfred Heavenrock, dit-elle en mettant fortement l'accent sur le prénom, et veuillez me suivre.
La maison était fort belle, confortablement meublée et très bien entretenue17.
Ralliant des caractères apparemment opposés et surtout des rôles différents au sein d’un couple identitaire, David jouit du plaisir à être un, totalement confondu avec l’autre. Son cousin n’est alors qu’une image identificatrice sur laquelle le sujet se soutient, pour se constituer comme sujet double. Alors, Alfred le non-moi est à la fois pareil et différent du moi représenté par David. À mesure que cet imposteur prolongeait sa fausse conversation, un vif sentiment d’hostilité envers lui commençait à germer chez Miss Florence Bee. Envahie d’une profonde aversion, se sentant harcelée par le faux cousin, le dégageant dans son inconscient progressivement comme l’antihéros, Miss Florence tente ainsi, à travers les sensations que ces deux êtres lui avaient transmises de les différencier pour les identifier, afin de se défendre contre l’angoisse qui lui provoquerait le fait de les confondre :
Je me tournai vers la fenêtre et restai à contempler le cimetière. De temps à autre, comme perdu en de profondes pensées, je murmurais :
— Eh ! oui... c'est bien cela... cela pourrait me convenir.
Je me tournai vers elle et ma voix se fit plus aigre, plus perchée que jamais.
— Écoutez, ma petite... (je la vis réprimer un sursaut d'indignation) je suis un homme franc comme l'or, ce qui ne veut pas dire que je jette cet or par portes et fenêtres. Votre bicoque me plaît assez pour la louer, mais n'allez pas me demander un prix exorbitant, sinon, il n'y a rien de fait.
— Cent livres par an ? dit-elle, et un bail de trois ans.
— Vous pouvez toujours courir, hurlai-je. La moitié, je ne dis pas.
— Restons-en là, dit-elle avec lassitude, mon prix est raisonnable...
— Disons soixante livres et je paie comptant... Je pris dans ma poche une liasse de bank-notes. C'étaient des billets de la sainte-farce, que j'avais payés trois shillings le cent. On tomba d'accord à soixante livres et je ne cachai pas ma joie.
— Établissez le reçu, ma chère. Vous venez de faire une fameuse affaire et moi je ne me plains pas, bien que ce soit un peu cher à mon avis. Là-dessus on prend un verre, hein ? — Je n'ai pas de vin à vous offrir, dit-elle froidement18.
Même si David s’efface dans cette conversation au point d’être apparemment absent, loin d’oublier celui-ci, Miss Florence Bee reconsidère l’image qu’il a de lui, l’amplifiant et l’appréciant davantage grâce à la conduite d’Alfred. De ce fait, la problématique de l’identité duelle exprimée ici s’élargit à travers les incessants jeux de comparaison, de différenciation et d’identification que Miss Florence Bee construit à l’égard de ces deux sujets. Alors, la présence d’un tiers, dans ce cas-là cette anglaise, devient essentielle pour consolider voire médiatiser cette relation duelle.
C’est justement ce va-et-vient entre la nécessité d’être à la fois soi-même et autre qui a offert à Jean Ray la possibilité de jouer avec la duplication de ces personnages habitant tous les deux la peau d’un seul être. Source de quiproquos nécessaires à l’introduction de l’ambiguïté, le dédoublement se produit souvent sans que l’un de ces deux êtres s’en aperçoive. De ce fait, David, contrôleur apparemment incontestable dans cette farce, change ses intentions de manière soudaine et semble se soumettre et obéir à une nouvelle volonté hors soi qui semble lui dicter ce qu’il doit faire :
— J'ai ce qu'il me faut, dis-je, en tirant mon flacon de ma poche et en cueillant deux verres sur le buffet.
Le sort était jeté : Miss Florence allait mourir ; la liqueur dont j'allais lui tendre un verre la tuerait en quelques secondes.
J'avais déjà repéré le coffre-fort qui ne comportait même pas un disque à secret, son sac à main laissé entrouvert sur un guéridon et qui était gonflé de billets de banque, et quelques bijoux de prix.
Cela fait, Alfred disparaîtrait et redeviendrait David.
Mais voici que, brusquement, j'abandonnai ce projet et sur l'heure, j'en confus un autre, vers lequel ne s'allongeait pas l'ombre de la potence.
Il m'est impossible de déterminer le temps que cela me prit. Je crois même que la question temps ne fut pas en jeu, tant ce fut immédiat, spontané, mais combien grandiose !
Je remis les verres sur le buffet et écartai mon flacon.19
À la croisée entre la personnalité de David et d’Alfred, Jean Ray ébauche dans ce conte un personnage hybride qui se situe parfois dans une aire intermédiaire, à l’interface entre l’intériorité et l’extériorité de son être traduisant une profonde ambiguïté identitaire, une incertitude d’appartenance, le sentiment d’une personnalité floue, suspendue entre le moi et le soi désassociant deux mondes différents voire contradictoires mais que Jean Ray parvient pourtant à y articuler. Le protagoniste de ce conte ne devient pas pourtant un objet, mais il assume une fonction qui consiste à contenir, à façonner et à donner du sens à deux êtres différents.
Ce processus succédant de manière alternée fusion et défusion grâce auquel David et Alfred semblent s’unir pour chercher à ne plus être qu’un alors qu’ils ne sont que deux est à la base de l’incertitude qui engendre le dédoublement de tempérament qui oppose ces deux personnages. David dupliqué en Alfred croit imposer sa personnalité devant Miss Florence au détriment de la personnalité d’Alfred qu’il se charge de contrecarrer à la sienne. David se plaît, alors, à se servir d’Alfred, son opposé apparemment exact, comme d’un objet qu’il salit pour faire valoir sa personnalité. Alfred en tant que jumeau diabolique, malgré tout le rejet que Miss Florence exprime à son égard, est une entité tellement essentielle à l’image que Miss Florence se forge de David que sans l’intermédiaire de ce cousin maudit elle ne serait pas tombée amoureuse de David. L’amour qu’elle ressent envers David s’est forgé, alors, en grande mesure grâce au rejet qu’elle éprouve envers Alfred :
— Dites donc, petite, murmurai-je, savez-vous que David est un moins grand imbécile que je ne croyais ?
Elle déposa sa plume, car elle s’apprêtait à écrire et me regarda d’un air interrogateur.
— Jolie…je crois que vous l’êtes, nom d’un petit bonhomme, et si je ne m’en aperçois que maintenant, c’est que je ne pensais qu’à notre affaire et les affaires avant tout, hein, ma toute belle ?
— Alors ?
— En bien, savez-vous que cette chiffe de David ne veut plus jamais vous revoir ?
La plume échappa aux doigts de Miss Bee et fit un pâté sur le reçu encore vierge.
— Parce qu’il est amoureux de vous… qu’il a reçu le coupe de foudre ! Il a dit —laissez-moi rire —qu’il ne pourrait jamais aimer une autre femme que vous. Oui, oui, il a dit cela, le triple idiot.
Je lui vis passer la main sur le front et frémir de tout son être.
— Le stupide garçon, criai-je d’une voix de plus en plus perçante. Et si j’avais été à sa place, savez-vous ce que j’aurais fait, moi ?
Elle ne dit mot, ne fit pas un geste, mais je crus voir une larme glisser sur sa joue.
— Voilà ce je l’aurais fait !
Je m’approchai d’elle et lui plantai brusquement mes lèvres dans le cou. Ah ! mes amis, quelle tigresse ! Elle bondit, sa chaise se renversa avec bruit, quelque chose se brisa sur la table, je crois bien que c’était l’encrier, et je reçus la plus formidable gifle qui jamais déshonora une joue d’homme.
— Sortez ! gronda-t-elle. Et me remettez plus pied ici !
— Et…la maison ? balbutia-je.
J’en ferais un asile pour chiens errants plutôt que de la louer à un goujat de votre espèce. Sortez-vous dis-je Alfred Heavenrock !20
Agissant de manière à nuire la réputation d’Alfred lui attribuant tous les défauts dont apparemment il manquait, David cache ses vraies intentions. Alfred, le personnage qu’il avait enfanté constitue une sorte de bouclier permettant à David de se protéger derrière sa personnalité. Le déformant à sa volonté, David aveugle Miss Florence Bee qui rejette Alfred, le percevant comme le cousin méchant, l’exact opposé de David, à ses yeux, le vrai héros :
Comme cet « Alfred » fut durement lancé et avec combien de mépris !
Je glissai mon flacon de kirsch dans ma poche et me retira. Une fois dans le jardin, je me retournai et lançai à Miss Bee la plus ignoble injure qu’un homme puisse jeter à la face d’une femme21.
C’est bien cet aller-retour des personnalités qui fonde la dualité David-Alfred, qui peut d’ailleurs se résumer dans une dynamique marionnettique. On pourrait dire que David en tant que marionnettiste acquiert trois fonctions essentielles dans ce conte : il est à la fois créateur d’Alfred l'objet sinistre, manipulateur de l’être-marionnette inventé par lui-même et concepteur du spectacle. C’est la manipulation de la marionnette qui occupe le centre du processus fortifiant et conditionnant simultanément création et conception du spectacle dont Miss Florence devient la spectatrice. Même en jouant le rôle d’Alfred, David se sert de l’art de la ventriloquie pour l’animer à sa guise en lui prêtant de la vie. Alfred est alors subordonné à son créateur, il ne s’est pas encore désassocié de lui car David parle à travers lui et assure la personnalité d’un être, apparemment inanimé, en essayant de le rendre différent à lui par le biais de l’illusion qui fait croire qu’il y existe deux personnes différentes. Cette mécanique permet en effet à David de jouer avec son identité sans craindre de la perdre : la marionnette donc, si elle est toujours l’autre, n’aura pas apparemment de vie que parce que David veut bien lui en prêter.
Responsable de manœuvrer sa création, David définit et éclaire une vision plutôt subjective, limitée et caricaturale d’Alfred en tant que l’Autre. Et l’on pourrait d’ailleurs se demander si pour David le fait d’avoir été un créateur lui assurait pleinement le contrôle sur celle-ci ?
Instrument d’expérimentation théâtrale, située au cœur d’une dynamique de croisement des personnalités, la marionnette qu’Alfred se charge de matérialiser participe pleinement à la libération de l’image de l’autre mais aussi à l’irruption de l’irréel sous la forme du double. De ce fait, il faut réfléchir au sujet de cet habillage imaginaire que David construit autour de la personnalité fictive d’Alfred, et se demander que se passerait-il si le rapport toujours ambigu entre le manipulateur et sa marionnette pourrait-il peut-être s’inverser ?
La fission ou séparation : la mort de l’autre ou le dédoublement de soi ?
Toujours prêt à modifier sa personnalité, David connaît le moment apte pour changer de masque et faire réapparaître encore une fois son vrai Moi. Si porter le déguisement de son double signifie pour Alfred dissimuler ses traits et ses émotions en protégeant une identité fausse ; enlever le masque indique également passer de l’imaginaire au réel, revenir à sa propre peau, toutefois il continue à être faux. Maintenant l’image d’Alfred n’est pour lui qu’un pâle reflet qui se dissipe dans la glace une fois le déguisement ôté, une ombre et non un être réel :
Deux jours après je sonnai à la porte de miss Florence et je crus un instant qu'elle allait se trouver mal.
Je refermai vivement la porte derrière moi.
— Je ne crois pas que quelqu'un m'ait vu, murmurai-je. J'ai pris par des chemins détournés.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Vous pouvez hardiment venir ici.
— Non, dis-je d'une voix sourde.
Alors seulement elle remarqua mon air défait, mes yeux hagards, mes mains tremblantes :
— Je voulais vous revoir une dernière fois, Florence, balbutiai-je.
— Doux Seigneur, que vous arrive-t-il, Dave ?
— Il m'arrive que... mais non, permettez-moi de vous poser une question, une seule, mais elle sera terrible !
Vous ne pourriez m'en poser de pareille, je vous connais déjà, trop bien pour cela, s'écria-t-elle en me prenant les mains.
— Elle le sera néanmoins.
— Alors, posez-la !
Je me mis à parler à voix très basse22.
L’interdépendance qui s’établit entre David et Alfred s’accompagne d’une relation conflictuelle, d’un mouvement de projection double et réciproque envers l’autre où David s’identifie et rivalise à la fois avec Alfred. Hébergeant deux personnalités dans un seul corps, ces deux cousins ne font qu’un, sans pour cela qu’ils se confondent. Toutefois David prend conscience de lui-même et intègre les limites de ce corps qui est à lui mais qu’à la fois le lui échappe. Il distingue ainsi ce qui est de l'ordre du moi et ce qui ne l'est pas. Alors, il comprend que la seule façon de devenir lui-même est de tuer son faux cousin :
— Alfred m'a dit que... que vous... mon Dieu, cela refuse de sortir de ma bouche. Non, je ne puis le demander !
— J'insiste, fit-elle, et ses lèvres étaient toutes proches des miennes.
— Qu'il vous a fait la cour, que vous ne lui avez rien refusé, que... Oh, non !...
Tout à coup je sentis ses lèvres sur les miennes.
— Il a menti, c'est le dernier des goujats ! Me croyez-vous, Dave ?
Je m'écartai d'elle et me pris la tête dans les mains.
— Je vous crois, maintenant, mais... pardonnez-moi, je l'ai cru, et...
— Et ?
Je me redressai, farouche :
— J'ai perdu la tête, j'ai vu rouge, j'ai pris quelque chose qui était sur la table, quelque chose de lourd, et j'ai frappé.
— Et vous avez frappé, dit-elle en écho.
— Il est tombé…il n'a plus bougé.
— Il... n'a... plus... bougé, répéta-t-elle lentement.
— Mort...
Il y eut un silence, très long, presque terrible, puis elle poussa un immense sanglot et s'effondra contre ma poitrine.
— Mon aimé, mon grand... vous avez fait cela... pour moi !
Je la repoussai doucement.
— Je dois partir. Ne regrettez rien, Florence, puisque moi-même je ne regrette rien. Que ma destinée s'accomplisse. Adieu !
— Non !
Elle poussa les verrous.
Elle ne me posa qu'une seule question au sujet de « mon crime » et ne le fit qu'une fois.
— Le corps ?
— Dans la rivière, murmurai-je. C'est affreux, n'est-ce pas ?
— C'est très bien23.
En tuant Alfred, David se rapproche de sa propre réalité émotionnelle mais il évite en outre une perte identitaire, la superposition et l’apparition de différents moi en lui-même. Il ne faut pas toutefois dévaloriser la figure d’Alfred en tant qu’antihéros, car en raison de son lien particulier avec le héros, et grâce à leur mêmeté, il a apporté à David un peu de ce qui lui manquait :
Je m’étais attendu à voir Miss Bee m’offrir l’argent nécessaire pour passer les mers et me refaire une existence.
Il n’en fut rien. Nous quittâmes Ruggleton quelques jours plus tard, pour Donscaster, et trois semaines après nous étions mariés.
Jamais ménage ne fut plus parfait, plus heureux. Ma femme était très riche et me défendit de chercher une occupation. Un an plus tard, naquit notre enfant, un garçon24.
La dépossession de soi
Loin d’anéantir Alfred, en le faisant disparaître à jamais de sa vie, la fission effectuée par David pour se détacher de son cousin, par le biais de la mort, a permis plutôt une sorte de libération de l’autre imaginaire. Né du mensonge et disparu par la même voie, la mort de cet être non-officiel a suscité la duplication de deux moitiés du moi qui n’étant plus clivées, voire superposées concurrent maintenant librement. Hors le contrôle de David, Alfred, désormais le double-fantôme, permet non seulement l’expansion narcissique de David son créateur, mais il déchaîne son obsession persécutrice :
Lionel avait vingt mois quand Florence revint un jour de promenade, toute défaite et tremblante.
— Dave, êtes-vous bien sûr qu’Alfred est bien mort ? me demanda-t-elle.
Je la regardai avec stupeur.
— Mais, certainement, ma chérie. Pourquoi cette question ?
— Parce que je l’ai vu !
— Impossible !
— Il en est pourtant ainsi. Je longeais le mur du cimetière, quand la grille s’ouvrit, et il se trouva devant moi. C’était bien lui, avec ses cheveux roux, son affreuse petite moustache, ses mains sales de terrassier, ses lunettes teintées.
— Une ressemblance, balbutia-je.
— Non, oh non ! Il ricanait et, tout à coup, de son horrible voix de fausset, il me lança l’injure, l’épouvantable injure qui fut son dernier mot à mon adresse !25
Croyant au début être atteint d’une forme de distorsion du moi, David doit tout de suite accepter que sa création a échappé à son pouvoir et se retourne contre lui. Alfred incarne une prolongation du moi qui accède à une existence autonome en modifiant à volonté sa notion du réel. Horrifié, David voit son propre Moi passer comme un reflet devant ses yeux et comprend que cet être marionnettique peut alors agir indépendamment, dominant le marionnettiste qui n’achève pas de reconnaître que ce n’est plus lui qui le fait agir. Il doit accepter qu’il s’agit de quelque chose qui dépasse le réel, quelque chose qui vient d’ailleurs, d’un autre qui échappe par complet à son contrôle en imposant son obscure volonté :
Je crois que tout tourna autour de moi et, soudain, je sus ce qu'était l’épouvante.
Quelques jours plus tard Florence, assise à la fenêtre poussa un cri de terreur :
— Le voilà !
Le jour tournait au crépuscule, un engoulevent criait dans l'ombre montante. Je collai mon front contre la vitre.
Là-bas, une forme que le soir rendait déjà indistincte se perdait dans la brume : Alfred Heavenrock.
Mais les yeux du crépuscule et du brouillard se prêtent souvent aux fantasmagories26.
Créature crépusculaire, Alfred incarne l’une des meilleures représentations du Doppelgänger exécutée par Jean Ray. En installant chez ses lecteurs le doute, il les empêche de se contenter des apparences et les pousse à s'interroger sur la fonction et la nature de cet être matérialisant l’ambivalence : Alfred est-il le reflet qui absorbe le Soi présent ou est-il plutôt l’ombre qui diffuse l’Autre déjà absent ?
Jean Ray se sert ainsi de ce renversement des liens existant entre le marionnettiste et sa marionnette pour illustrer cette dynamique de l’inversion de rôles où l’objet fictif Alfred se soulève contre David son maître. Changeant de côté et se livrant à un véritable combat pour limiter la domination de David, Alfred assume une position défiante dès une dimension chimérique. Alfred devient littéralement un revenant, une figure de l’entre-deux se plaçant aux bornes entre la vie et la mort, entre l’animé et l’inanimé dont un vif esprit d’émancipation, de défi et de vengeance envers son créateur paraît désormais le guider. C’est ainsi que, étrangement, David trouve quelques jours après la lettre suivante où Miss Florence le quitte définitivement :
Mon Dave chéri !
Je n’en puis plus ! Il est revenu. Il me parle. Il exige. Il menace. Je dois céder pour vous, mon aimé., pour notre Lionel. Je pars avec lui. Je ne crois pas que je vous reverrai jamais.
Que Dieu ait pitié de moi !
Votre malheureuse,
Florence27.
Mais, alors, le lecteur embrouillé dans les gouffres d’une ambivalence angoissante se demandera : Comment Miss Florence aurait-elle pu partir avec un être qui n’existait pas vraiment dans le plan physique ? S'agirait-il d'une hallucination ou d'un être en chair et en os ? Pourquoi Miss Florence assurait-elle à son mari qu’ils ne se reverraient plus ? Serait-elle alors déjà morte ? Dans quelle dimension allaient-t-ils donc vivre ? Sûrement, il ne s’agissait pas de la réalité ! Comment cette créature spectrale aux contours diffus que même le brouillard supprimait si foncièrement aurait pu lui enlever ainsi sa femme ? Le génie de Jean Ray paraît se trouver dans le fait qu’il se plaît à plonger le lecteur à l'intérieur des méandres de la pensée d'un protagoniste qui bascule entre deux dimensions l’au-delà et la réalité, rencontrant réellement, dans cette dernière, son double.
David est particulièrement consterné à cause d’une sensation que Freud a qualifiée d’inquiétante étrangeté. Cette sorte de secousse ou d’ébranlement se produit lorsque le familier devient étranger ou inconnu au point d’être effrayant. En effet, il n’y a rien de plus familier à David que son propre corps et surtout un être que lui-même, dans son imagination, avait engendré. Freud parle de unheimlich. Cette notion définit le fait que le moi soit remplacé par un autre moi. Le caractère inquiétant dont parle Freud surgit justement du fait que le double est issu du moi lui-même, c’est-à-dire du plus intime de David.
Pris à son propre piège, voyant le plan qu'il avait élaboré se retourner contre lui, David prend la place de l'arroseur arrosé qui par un effet boomerang se voit dépourvu de tout ce qu’il avait obtenu par le biais du mensonge. En effet, son nouveau foyer, sa femme et son fils se sont dissipés, s’évaporant horriblement avec le même élan de vitesse qu’il les avait obtenus :
[…] rien ne peut mieux signifier la rupture de l’équilibre rationaliste que l’irruption sur scène du double, ce moi qui se montre instantanément comme un non-moi. En fait, l’apparition du moi au beau milieu de la réalité représente un bouleversement profond. Le moi ne devrait pas se constituer comme objet d’un regard et d’une pensée puisque, étant le sujet de toute connaissance, il est ce regard et cette pensée28.
Subissant le contrecoup de ses actes, de ses comportements, l'effet inverse de celui attendu, David devient victime de sa propre machination. Réincarnation du mensonge, Alfred Heavenrock ayant été fictivement tué par son créateur est doublement fantomatique et cherche à se venger réellement de son assassin :
Le sentiment d’une profonde aliénation (Je est un autre) révèle à la conscience l’absence de règles. [… Le double] est d’abord vertige du moi devant son propre vide, il est le fantôme du Moi qui penché sur son propre néant est pris de vertige devant l’absence totale de centre, de référence, de valeurs. […]29
Le croyant enseveli, David doit affronter Alfred qui le pousse décidément vers l’effondrement imminent du monde fictif qu’il avait construit et qui menace de l’écrouler vers le vide. David risque apparemment d’écrouler dans une profonde ambivalence ne lui permettant pas de comprendre clairement s’il n’était pas vraiment poursuivi par lui-même et non pas par un autre Moi qui se plaisait à l'agacer ?
En outre, la punition de David semble se tripler à travers la figure de Lionel, le fils personnifiant également le mensonge et donc continuateur de la duplicité de son père. Prolongation de nombreuses mensonges paternels, Lionel est aussi un être double, étant à la fois le fils réel de David mais héritant les traits physiques et psychiques du cousin fictif de son père. La dualité des contraires corrélatifs et par conséquent inséparables est ainsi reflétée à travers le duo David et Alfred. Cet enfant constitue l’incarnation archétypale du trouble psychique qui se matérialise en même temps dans le monde réel :
Cette lettre, il y a aujourd’hui trois ans que je l’ai reçue et je la relis tous les jours. Florence n’est pas revenue. Elle ne reviendra jamais. Cela je le sens, je le sais. On ne tente pas impunément les forces de l’enfer.
Lionel grandit, il est roux comme du feu, sa voix est aigre et crépitante. On a beau le laver à la grande eau, il a toujours les mains sales. Il est méchant et aime férocement l’argent ; il n’y a rien pour lui faire plaisir que des shillings neufs et brillants. Dans ses promenades, il entraîne toujours sa bonne vers le cimetière.
— Qu`y a-t-il sous ses pierres ? demanda-t-il.
— Mais…des morts.
— Je veux les faire sortir, beugle-t-il.
L’autre jour, chez les voisins, on servait des liqueurs. Lionel promena ses regards sur les bouteilles et se mit soudain à crier :
J’en veux ! J’en veux !
D’un doigt avide il montra un flacon de Kirschwasser.
Et ses petits amis l’appellent Freddy. Pourquoi ?30
Conclusion
La thématique du double, abordée par Jean Ray dans ce conte et autour de laquelle gravitent deux réalités de nature indépendante régies par des principes différents ou antagonistes, constitue un puissant témoignage du style cauchemardesque typique de cet auteur. Le fil conducteur de cette histoire, même emmêlé dans une profonde ambigüité, semble livrer au lecteur les clefs d'une réflexion sur le dédoublement qui suscite inévitablement la confrontation du Moi et de l’Autre.
Ainsi Alfred, cet autre considéré un intrus, un imposteur n’est-il pas aussi David lui-même ? À la poursuite de son ombre spectrale David ne chercherait-il pas en fait à mieux se connaître ? En effet, produit de l’illusion, aboutissement du néant, conséquence directe du hasard, ce non-être fait basculer le lecteur dans les profondeurs d’un jeu conflictuel où paraissent tourbillonner deux entités distinctes, l’une réelle et l’autre fictive. Le duo David-Alfred matérialise ainsi l’envers et l’endroit de la duplicité et de l’ambiguïté chez un même être. Ce couple n’existant que par leurs différences confuses du Même et de l’Autre suscite un questionnement identitaire éveillant le surgissement de l’inquiétante étrangeté freudienne. On n’est pas alors en présence de deux êtres diamétralement opposés mais plutôt en face de deux natures relativement similaires se situant toutes les deux dans un même espace physique et psychique. Ce jeu d’apparences semble naître alors du réinvestissement de la personnalité d’un autre, découlant peut-être de l’au-delà mais aussi et surtout du fractionnement de la personnalité de David. L’engendrement d’Alfred en tant qu’usurpateur ne se fait alors que grâce au rassemblement de morceaux de moi éparpillé de David.
Mais pourquoi alors cette vision spectrale d’Alfred aurait-elle inspirée à David cette affreuse terreur ? Quelle crainte profonde pourrait se cacher derrière l'horreur provoquée par le risque d’être dupliqué, dépossédé de sa propre identité par le biais d’un processus scissionnaire ? Quelle stabilité essentielle chez David est menacée par le redoublement de son propre moi ? En rédigeant « J’ai tué Alfred Heavenrock » Jean Ray semble avoir apporté une importante mais également ambivalente révélation à la question de la duplicité. Liée à cette angoisse terrifiante, la figure du Doppelgänger telle que Jean Ray l’envisage confronte l’homme à sa propre image animée tout en le forçant à reconnaître qu'il est pris au piège de lui-même. Jean Ray paraît évoquer ainsi la conception maupassantienne du double comme produit de la découverte de deux principes à la fois inhérents et indépendants qui semblent composer le dualisme de l’être humain et dont sa manifestation la plus claire n’est autre que la peur de se rencontrer soi-même :
J'essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que je pouvais redouter ; mon moi brave railla mon moi poltron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l'opposition des deux êtres qui sont en nous, l'un voulant, l'autre résistant, et chacun l'emportant tour à tour.
Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur…31
1 Recibido: 29 de junio de 2018; aceptado: 24 de mayo de 2019.
2 Escuela de Literatura y Ciencias del Lenguaje. Correo electrónico: juan.jimenezmurillo79@gmail.com
3 Lobna Mestaoui, Tradition orale et esthétique romanesque : aux sources de l’imaginaire de Kourouma (Paris : L’Harmattan, 2012) 88.
4 Elisabeth Frenzel. Motive der Weltliteratur. Ein Lexikon Dichtungsgeschichtlicher Längsschnitte (Stuttgart: Kröner, Auflage, 1976).
5 Jean, Ray, Visages et choses crépusculaires (Paris : Collection : Fantastique. Nouvelles Éditions Oswald, 1982) 108.
6 Ray, 108-109.
7 Ray, 109-110.
8 Ray, 110.
9 Ray, 111.
10 Ray, 111.
11 Ray, 111.
12 Ray, 111-112,
13 Ray, 112-113.
14 Wladimir, Troubetzkoy, L’Ombre et la différence : le double en Europe (Paris : PUF, 1996) 3.
15 Ray, 113.
16 Ray, 113-114.
17 Ray, 114.
18 Ray, 114-115.
19 Ray, 115.
20 Ray, 115-116.
21 Ray, 116.
22 Ray, 116-117.
23 Ray, 117-118.
24 Ray, 118.
25 Ray, 118.
26 Ray, 118-119.
27 Ray, 117.
28 Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Visages du double. Un thème littéraire (Paris : Nathan Université, 1996) 39.
29 Alain Montandon, Les Yeux de la nuit. Essai sur le romantisme allemand (Paris : Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010) 460.
30 Ray, 119.
31 Guy Maupassant, Sur l'eau (Paris : Édition de Jacques Dupont. Collection Folio classique, Gallimard, 1993).
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