Revista N.° 70
Julio-Diciembre 2021
ISSN 1409-424X; EISSN 2215-4094
Doi: https://dx.doi.org/10.15359/rl.2-70.2
URL: www.revistas.una.ac.cr/index.php/letras

Dualité ou triplication du protagoniste dans le conte «Histoire d'un mort racontée par lui-même», d’A. Dumas?1

(¿Dualidad o triplicación del protagonista en el cuento «Historia de un muerto contada por el mismo», de A. Dumas?)

Juan C. Jiménez Murillo2

Universidad Nacional, Heredia, Costa Rica

Résumé

Cet article prétend analyser la dépersonnalisation3 chez le protagoniste de la nouvelle « Histoire d’un mort racontée par lui-même » de Dumas, au-delà de la simple duplicité4, montrant ainsi sa triplicité5. Pour le faire, on profitera tout d’abord du parallélisme flou entre rêve et réalité pour explorer sa triple identité à partir de son expérience onirique : vivant-endormi-mort. Deuxièmement, cette division s’accouplant au triptyque freudien du moi, du ça et du surmoi, on montrera son fractionnement psychique. C’est dans la convergence de ces trois notions psychanalytiques qui surgit la théorie des stades du miroir de René Zazzo comme le troisième critère permettant de focaliser la triplicité de ce héros.

Resumen

Este artículo analiza la despersonalización en el protagonista del cuento «Historia de un muerto contada por el mismo» de Dumas, más allá de la simple duplicidad, mostrando su triplicidad. Para tal efecto, se aprovecha en primer lugar el paralelismo difuso entre sueño y realidad para explorar su triple identidad desde su experiencia onírica: vivo-dormido-muerto. En segundo lugar, esta división acoplada con el tríptico freudiano del yo, del ello y el superyó, mostrará el fraccionamiento psíquico de este personaje. En la convergencia de estas tres nociones psicoanalíticas surge, la teoría de los estadios espejo de René Zazzo como tercer criterio que enfocará la triplicidad de este héroe.


Mots-clés: psychanalyse, stades du miroir, rêve, réalité, Freud, René Zazzo

Palabras clave: psicoanálisis, estadios del espejo, sueño, realidad, Freud, René Zazzo


Da steht auch ein Mensch und starrt in die Höhe,

Und ringt die Hände, vor Schmerzensgewalt;

Mir graust es, wenn ich sein Antlitz sehe -

Der Mond zeigt mir meine eigne Gestalt.

Heinrich Heine, Der Doppelgänger

Là aussi est un homme, les yeux haut levés,

Tordant ses mains sous l’emprise de la douleur ;

Je frémis à l’aspect de son visage,

La lune me révèle mes propres traits.

Heinrich Heine, Mon double

Souvent ébauchée sous des traits archétypaux, traduisant la division de l’intégrité physique et psychique de l’individu en dispositions à la fois complémentaires et antagoniques, la figure mythique du double qui se dégage proposée dans la nouvelle « Histoire d'un mort racontée par lui-même », d’A. Dumas semble s’y imposer fondamentalement, non plus comme la partie sombre, la force d’opposition, le non-sujet qui se bat avec son original pour récupérer une certaine authenticité ; mais plutôt comme l’entité responsable d’une discontinuité à l’interne de l’individu.

En effet, par son ubiquité et son ambivalence, reposant sur un rapport indissociable à la croisée entre l’identité et l’altérité mais aussi par son côté presque clinique qui permet de côtoyer les mystères de la psyché du sujet, le double, ainsi ébauché dans ce récit, contribue à faire de ce mythe millénaire un sujet toujours d’actualité d’autant plus qu’il va au-delà de la simple duplicité, c’est-à-dire le protagoniste ne se divise pas en deux êtres mais en trois.

Certes, il sera question, alors, dans cet article d’identifier dans un premier temps la dualité6 qui caractérise la personnalité du protagoniste et qui se présente comme un trait de sa dépersonnalisation dès que ce personnage évoque un fait vécu dans le passé qu’il raconte à ses amis. À partir de ce constat-là, qui accompagne ce héros tout au long du récit, on pourra déterminer certains procédés narratifs et descriptifs qui le définissent plus comme un personnage triple7 que double8. C’est justement autour de cette triplicité qui tournera cette analyse.

Le premier élément qui annonce ce caractère triple est d’ordre narratif et présente le protagoniste embroussaillé entre deux dimensions temporelles, celles de son présent et celle de son passé, bien qu’un premier narrateur, Dumas lui-même, introduit le lecteur grâce à un premier récit, antérieur à ces deux, où il raconte la sinistre découverte d’un poussiéreux manuscrit qui contenait ces deux récits. Un deuxième élément qui permet de signaler que l’identité de ce héros va au-delà du simple dédoublement9 est sans doute le parallélisme flou qui s’établit entre rêve et réalité lequel se complexifie lorsque ce personnage croit qu’il est mort et voit la réalité depuis cette troisième dimension. Cette triple identité vivant-endormi-mort associée au triptyque freudien du moi, du ça et du surmoi permettra de montrer le fractionnement psychique du personnage. Finalement, le troisième critère qui permettra de focaliser, voire d’accentuer la triplicité de ce héros est la théorie des stades du miroir de René Zazzo à travers laquelle le héros reconnait l’image de l’autre, ne s’identifie pas à soi-même tout de suite, ressentant un malaise devant son reflet et finalement s’identifie à sa propre image.

Compte tenu de ces aspects-là, on va s’adonner à l’analyse respective de chacun d’eux :

Un protagoniste imbriqué dans une triple dimension

L’un des principaux traits qui insère cette nouvelle dans un cadre étrange est sans doute sa structure emboîtée. En effet, le personnage autour duquel tournera cette analyse, un jeune médecin, se trouve énigmatiquement enchâssé dans une triple dimension narrative, nommée autrement récit à tiroirs.

Ce n’est qu’au deuxième récit que le lecteur fait sa connaissance et au troisième que ce personnage assumera vraiment la narration de sa propre histoire, le premier récit servant uniquement d’introduction et où Dumas se met lui-même en scène comme un personnage parmi d’autres. Voici le parcours à suivre pour plonger dans le troisième récit, dans lequel se centre vraiment cette analyse donc c’est à cette étape-là, que le protagoniste se dédouble puis se triplique :

Le premier récit

C’est ici que Dumas, crayonné sous les traits de sa propre plume, côtoie les effets d’une expérience étrange lorsqu’il entre en contact avec un vieux manuscrit reçu mystérieusement par courrier :

Il y avait une lettre qui l’accompagnait. C’était le jour aux lettres anonymes ; mais celle-là était encore plus étrange que les autres.

« Monsieur,

« Quand vous lirez ces quelques feuilles, celui qui les a écrites aura pour jamais disparu. Je ne laisse rien que ces pages, et je vous les donne : faites-en ce que vous voudrez... »

C’était intitulé : Invraisemblance.

Je ne sais si c’est parce qu’il faisait nuit, mais la première chose que je lus me frappa ; et voici ce que je lus.10

Le deuxième récit

Par son intermédiaire, en tant que premier narrateur protagoniste, Dumas conduit le lecteur vers un lugubre atelier, lors d’une sombre nuit pluvieuse de décembre. Trois amis y bavardent, dont l’un d’entre eux devient le deuxième narrateur protagoniste. Entouré de ses deux amis, un peintre et un médecin, celui-ci ébauche les détails d’un cadre propice aux expériences surnaturelles :

Un soir de décembre, nous étions trois dans l’atelier d’un peintre. Il faisait un temps sombre et froid, et la pluie battait les vitres de son bruit continuel et monotone.

L’atelier était immense et faiblement éclairé par la lueur d’un poêle autour duquel nous étions groupés.

Quoique nous fussions tous jeunes et gais, la conversation avait pris malgré nous un reflet de cette soirée triste, et les paroles joyeuses avaient été vite épuisées. (9-10)

Le troisième récit

C’est à l’ombre des sinistres figures qui semblaient se dessiner dans les murs de cet atelier par l’effet de la lumière, que le jeune médecin traverse cette deuxième dimension narrative pour plonger dans une troisième : celle du rêve. Protagoniste de ce dernier récit, tout en attisant la flamme de punch bleue, il déploie son histoire :

»Il y avait environ une heure que je dormais quand je sentis une main qui me secouait vigoureusement. Je me réveillai en sursaut, comme un homme qui espérait dormir longtemps, et je remarquai avec étonnement mon nocturne visiteur. C'était mon domestique.

» – Monsieur, me dit-il, levez-vous tout de suite, on vient vous chercher pour une jeune dame qui se meurt.

» – Et où demeure cette jeune dame ? lui dis-je.

» – Presque vis-à-vis ; du reste, il y a là celui qui vient vous demander qui vous y conduira.

» Je me levai et m'habillai à la hâte, pensant que l'heure et la circonstance feraient excuser mon costume; je pris ma lancette et suivis l'homme qu'on m'avait envoyé.

» Il pleuvait à torrents. (15)

Si les récits qui composent cette nouvelle sont trois, triple paraît être aussi la nature de la scission qu’expérimente ce jeune médecin. Bien que double de lui-même, dans l’espace extra-corporel mais à la fois centre de sa propre conscience, ce héros coïncide avec son propre corps se dépliant constamment dans une mise en jeu comportant une triple dimension : éveillé, endormi et mort. Ce conte constitue, de ce fait, un récit autoréférentiel permettant à Dumas d’étaler la problématique du double à partir de la jonction de ces trois axes différents.

Le rêve comme voie d’accès à la dialectique identité-altérité à la base de la scission identitaire

Expérience psychique, le rêve traduit un moyen de s'affranchir du temps et de l'espace ordinaires, permettant l’accès aux dimensions de l’inconnu où les règles et les interdits du monde conscient semblent se dissiper pendant quelques heures.

Conscient de cette inspiration que lui offre le rêve, Dumas, romantique par excellence, ébauche dans ce conte une mise en scène qu’il élabore à partir de l’opposition de deux dimensions très bien définies : le rêve et la réalité.

L’entrecroisement de ces deux mondes parallèles, dû principalement aux frontières imprécises qui les séparent, offre donc l’encadrement favorable à l’expérience du dédoublement à partir de laquelle plane sans cesse la perspective du narrateur-protagoniste tout au long du récit :

– C’est une histoire qui t’est arrivée à toi-même ? repris-je.

– À moi-même.

– Eh bien ! raconte ; je suis disposé à tout croire aujourd’hui.

– D’autant plus que, sur l’honneur, je vous garantis que j’en suis le héros.

– Eh bien ! va, nous t’écoutons.

Il laissa tomber la cuiller dans le bol. La flamme s’éteignit peu à peu, et nous restâmes dans une obscurité complète, ayant les jambes seules éclairées par le feu du poêle.

Il commença.

« ...Un soir, voilà à peu près un an, il faisait exactement le même temps qu’aujourd’hui, même froid, même pluie, même tristesse. J’avais beaucoup de malades, et après avoir fait ma dernière visite, au lieu d’aller un instant aux Italiens, comme j’en ai l’habitude, je me fis ramener chez moi. J’habitais une des rues les plus désertes du faubourg Saint-Germain. J’étais très fatigué, et je fus bien vite couché. J’éteignis ma lampe, et pendant quelque temps je m’amusai à regarder mon feu, qui brûlait et faisait danser de grandes ombres sur le rideau de mon lit ; puis enfin mes yeux se fermèrent et je m’endormis. (14-15)

Conçu par la psychanalyse comme un lieu propice au jaillissement des figures symboliques qui, de manière cachée et codée, traduisent en quelque sorte l’inconscient de l’individu, le rêve, permet dans ce récit la division de l’intégrité et de l’identité du protagoniste. C’est ainsi que la voix du narrateur se dédouble en deux entités nettement perceptibles par le lecteur et à la fois diamétralement opposées : le moi conscient vivant, ancré dans la dimension du réel d’une part et l’autre moi mort imbriqué dans le rêve, d’une autre part.

Deux parties d’un même sujet, le moi éveillé et le moi endormi, coexistent alors dans l’identité du narrateur. Mais cette mêmeté, ainsi, fragmentée par le mécanisme d’alternance entre rêve et réalité révèle l’enchainement associatif qui lie l’identité inconsciente de l’un et de l’autre, instaurant paradoxalement une forme particulière de dépersonnalisation.

Adoptant une démarche voyeuriste, le narrateur se livre à une sorte de déambulation qui le conduit à sonder son intériorité et à exhiber ses propres abimes afin de saisir le mystère qui l’attache à l’énigmatique Madame de P…. En effet, profondément épris de cette femme mourante, le protagoniste un jeune médecin meurt à son tour à cause de la passion obsessionnelle qu’il ressentait pour elle. Désormais, celui-ci, toujours endormi, semble franchir les frontières du réel pour accéder à une dimension parallèle et chimérique :

J’arrivai chez moi stupide.

De ma fenêtre je voyais les siennes ; je restai tout le jour à les regarder, tout le jour elles furent sombres et silencieuses. J’oubliais tout pour cette femme ; je ne dormais plus, je ne mangeais plus : le soir, j’avais la fièvre, le lendemain matin le délire, et le lendemain soir j’étais mort. »

– Mort ! nous écriâmes-nous.

– Mort, reprit notre ami avec un accent de conviction qu’on ne peut rendre, mort comme Fabien, dont voici le masque (25-26)

Le dédoublement fréquent de la voix narrative entre le narrateur éveillé et le narrateur endormi, s’intercalant à intervalles réguliers, offre au lecteur une reproduction variée de faits racontés, donc ces deux répliques faisant partie d’un même être se détachent et se fondent, alors, sur un jeu autoréférentiel. Le narrateur parvient ainsi à imprimer un statut ambigu à son identité sur le conscient du lecteur, instaurant en même temps la confusion entre le subconscient du sujet éveillé et celui du sujet endormi.

La progression narrative de ce récit est assemblée à partir des allées et des retours traduisant une sorte de dynamique transitionnelle qui confronte continuellement le passé et le présent. Cette succession contribue non seulement à assurer le tissu narratif à la base de ce récit mais plutôt à désenchainer également la dissociation du protagoniste.

En effet, la complexe constitution du moi dédoublé, sa permanence et le sentiment de sa continuité identitaire à travers le récit ne s’opère qu’à partir de la jonction de ces deux dimensions : le rêve et la réalité constituant un ensemble des oppositions couplées au dualisme pulsionnel du narrateur. Les impressions de l’un et de l’autre moi s’organisent dans cette nouvelle pour former des modèles différents de lui-même qui sont à la base du schéma corporel responsable, tantôt de l’unification tantôt de la distanciation :

– Continue, lui dis-je.

La pluie battait toujours contre les vitres. Nous remîmes du bois dans le poêle, dont la flamme rouge et vive éclairait un peu l’obscurité dans laquelle l’atelier disparaissait.

Il reprit :

« À partir de ce moment, je n’éprouvai plus rien qu’une commotion froide. Ce fut sans doute le moment où l’on me jeta dans la fosse. (26)

On pourrait affirmer que, entrelacé dans cette dynamique d’échange, de va-et-vient qui communique constamment rêve et réalité, il s’y instaure un phénomène qu’on nomme l’autoscopie onirique. L’autoscopie consiste, alors, en une expérience extracorporelle où l’être en effet se détache physique et psychiquement et pendant laquelle le narrateur peut voir son propre corps et le monde l’entourant dès une position extérieure à lui-même. L’autoscopie11 constitue un phénomène qu’on peut définir grâce à trois de ses caractéristiques essentielles, à savoir :

décorporation (localisation de soi en dehors du corps propre);

impression de voir le monde d’un point de vue élevé, à partir d’une perspective visuelle et spatiale distanciée (perspective extracorporelle, mais égocentrique);

impression de voir le corps propre (autoscopie) depuis cette même perspective.

Zigzaguant dans les méandres de l’univers onirique, ce protagoniste, à la fois observateur et observé, transgresse les lois de la logique et se révèle à lui-même à partir de la scission non plus entre le moi vivant et le moi endormi, mais désormais entre le moi vivant et le moi mort. En effet, double et réversible dans sa vectorisation, le narrateur vivant et le narrateur mort, agissent tous les deux dans deux dimensions parallèles mais différentes, étant indissociablement liées tous les deux, malgré la limite qui les sépare. Se dépeignant en cadavre dont le corps se dissout entièrement dans l’obscurité de la nuit, le narrateur mort ne restera pas longtemps dans cet état de quiétude donc il est visité cette nuit-là par Satan :

J’ignore depuis combien de temps j’étais enseveli, quand j’entendis confusément une voix qui m’appelait par mon nom. Je tressaillis de froid sans pouvoir répondre. Quelques instants après, la voix m’appela encore ; je fis un effort pour parler, mais mes lèvres, en remuant, sentirent le linceul qui me recouvrait de la tête aux pieds. Cependant je parvins à articuler faiblement ces deux mots :

– Qui m’appelle ?

– Moi, répondit-on.

– Qui, toi ?

– Moi.

Et la voix allait s’affaiblissant comme si elle se fût perdue dans la bise, ou comme si ce n’eût été qu’un bruissement passager des feuilles. (27)

Incarnation symbolique du subconscient, la figure du diable éveille le protagoniste de son état d’anéantissement, tout en devenant révélateur et promoteur des pulsions les plus intimes du narrateur, contribuant également à brouiller des émotions du moi officiel, voire le moi qui raconte l’histoire dans son présent comme d’un moi décédé qui se situe dans le temps de l’histoire :

Une troisième fois encore mon nom frappa mes oreilles, mais cette fois ce nom sembla courir de branche en branche, si bien que le cimetière tout entier le répéta sourdement, et j’entendis un bruit d’aile, comme si ce nom, prononcé tout à coup dans le silence, eût fait envoler une troupe d’oiseaux de nuit.

Mes mains se portèrent à mon visage comme mues par des ressorts mystérieux. J’écartai silencieusement le linceul dont j’étais recouvert, et je tâchai de voir. Il me sembla que je me réveillais d’un long sommeil. J’avais froid.

Je me rappellerai toujours l’effroi sombre dont j’étais entouré. Les arbres n’avaient plus de feuilles et tordaient douloureusement leurs branches décharnées comme de grands squelettes. Un rayon faible de la lune, qui perçait à travers de longs nuages noirs, éclairait devant moi un horizon de tombes blanches qui semblaient un escalier du ciel, et toutes ces voix vagues de la nuit qui présidaient à mon réveil étaient pleines de mystères et de terreur. (26-27)

L’émergence d’une vision intérieure favorisant le dédoublement qui s’opère entre le moi vivant et le moi mort à travers l’expérience onirique, celle-ci confère au lecteur ainsi qu’aux auditeurs entourant le narrateur ce soir-là, l’accès à sa psyché par une sorte de démembrement identitaire, de décorporation du narrateur, donc il se divise. Ce personnage devient en quelque sorte son propre spectateur, un spectateur qui se regardait lui-même avec les yeux d'un lecteur et d’un public, complices et attentifs au déroulement de chaque séquence du récit :

Le calme du dehors se continuait au-dedans ; c’était horrible.

Je croyais rêver ; je ne respirais plus. Vous figurez-vous rentrant dans votre chambre où vous êtes mort depuis deux jours, retrouvant toutes choses telles qu’elles étaient pendant votre maladie, empreintes seulement de cet air sombre que donne la mort ; revoyant tous les objets rangés comme ne devant plus être touchés par vous. La seule chose animée que j’eusse vue depuis ma sortie du cimetière fut ma grande pendule à côté de laquelle un être humain était mort, et qui continuait de compter les heures de mon éternité comme elle avait compté les heures de ma vie. (37-38)

Tantôt prenant la place du sujet de l’action dans la réalité ; tantôt celle de l’objet regardé dans l’univers onirique comme s’il était quelqu’un d’autre, ce protagoniste témoigne de l’art de Dumas dans la complexe composition de ce personnage, à la fois lui-même et autre.

Également, cette alternance entre rêve et réalité engendre à la fois la dissociation de l’autre à partir du même, ou du même devenu un autre, voire son “alter” le plus immédiat. Pourtant, cette succession d’univers révèle aussi un mécanisme opérateur constitutif de l’identité elle-même, qui découle du rapport identité-altérité.

Parsemée d’une atmosphère de nocturnité, l’expérience onirique étalée dans ce conte, devient le cadre préparatoire à une rencontre troublante.

Dédoublement ou triplication du protagoniste ? Un être dédoublé tout en étant coincé dans le tryptique freudien du ça, du moi et du surmoi.

C’est à partir de la théorie psychanalytique de Freud, selon laquelle trois instances psychiques participeraient avec leurs spécificités autant dans la conformation de la personnalité du sujet que dans la conception qu’il développerait de lui-même, qu’on va essayer d’analyser la dépersonnalisation vécue par le protagoniste, lors de la rencontre puis le voyage qu’il entreprendra avec Satan pendant le rêve. En effet, le Ça, le Moi et le Surmoi constituent des entités qui gravitent autour de la complexe personnalité de ce héros.

Le moi

À la croisée entre le ça et le surmoi, conçu par Freud comme une pauvre créature qui devait servir à la fois à trois maitres, le Moi constitue alors l’instance psychique qui sert de voie à la communication entre la conscience du sujet et le monde extérieur.

Faisant partie à l’origine du Ça, le Moi aurait subi, pour se consolider comme tel, une mutation particulière à cause du contact avec la réalité extérieure. Alors, face aux contraintes du contexte, le Moi a comme fonction l’établissement de l’équilibre psychique de l’individu.

Double selon Freud, le Moi est constitué de deux parties : l’une concerne la conscience alors que l’autre est traversée par l'inconscient à cause des ressentis internes. De ce fait, selon cette perception freudienne, Dumas présente donc le moi du protagoniste de ce récit comme une entité à la fois consciente et inconsciente.

Dans l’histoire, on peut identifier le Moi du protagoniste lorsque cette entité tend à contrôler, voire à censurer ses propres pulsions même lorsqu’il rêvait. Cette attitude du moi traduit, alors, le mécanisme du refoulement, dont parle Freud. Ce mécanisme permettrait de reléguer dans l'inconscient tout ce qui pourrait le déranger. En effet, le Moi essaye de remplacer le principe de plaisir au principe de la réalité car le plaisir ne serait qu’une projection évidente du Ça. Le principe de réalité régulerait le principe de plaisir incarné, dans le fragment suivant, à travers la figure du diable qui symbolise la source de toutes les jouissances attirant le protagoniste mais qu’il savait qu’il devait, en principe, les éviter :

Je tournai la tête et je cherchai celui qui m’avait appelé. Il était assis à côté de ma tombe, épiant tous mes mouvements, la tête appuyée sur les mains avec un sourire étrange, avec un regard horrible.

J’eus peur.

– Qui êtes-vous ? lui dis-je en réunissant toutes mes forces ; pourquoi m’éveiller ?

– Pour te rendre un service, me répondit-il.

– Où suis-je ?

– Au cimetière.

– Qui êtes-vous ?

– Un ami.

– Laissez-moi à mon sommeil.

– Écoute, me dit-il, te souviens-tu de la terre ?

– Non.

– Tu ne regrettes rien ?

– Non. (28-29)

C’est ainsi que ce boitement dans lequel semble marcher le confus protagoniste lorsqu’il refuse apparemment les propositions du diable tout en s’y sentant fortement attiré, reflète le mécanisme qui caractérise le fonctionnement du Moi. Alors, la notion de principe de plaisir personnifié par le diable est donc toujours couplée à celle de réalité. Toutefois, il apparait que ces deux principes entrent en conflit, notamment pendant le rêve dont son but serait la réalisation d'un désir inconscient.

Comme l’affirmait Freud, « Le Moi n'est pas maitre dans sa propre maison », le protagoniste de ce conte se trouve plongé dans une situation instable subissant « la menace de trois dangers, de la part du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du surmoi ».

Vu son rôle de médiateur, le Moi du protagoniste se trouve enchevêtrée dans une situation chaotique et assume une position angoissante où agissent ses désirs, ses protections et ses interdits antithétiques. Dumas parait s’être anticipé d’un siècle aux postulats de Freud lorsque ce dernier définissait le Moi :

Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s'efforce de mettre de l'harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d'étonnant dès lors à ce que souvent le moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça.12

Le ça

Ignorant les jugements de valeurs et les règles issues de la morale, le Ça est défini par Freud comme le réservoir des pulsions du sujet. De cette manière, le plaisir constitue le principe essentiel qui gère le fonctionnement de cette entité car celle-ci cherche toujours à le faire devenir réalité. En effet, dans le fragment suivant, le diable symbolisant le Ça, recourt à plusieurs tactiques afin de convaincre le protagoniste de transgresser les interdits et à se donner à la jouissance que lui procurerait la femme qu’il aimait :

– Écoute, me dit-il, te souviens-tu de la terre ?

– Non.

– Tu ne regrettes rien ?

– Non.

– Depuis combien de temps dors-tu ?

– Je l’ignore.

– Je vais te le dire, moi. Tu es mort depuis deux jours, et ta dernière parole a été le nom d’une femme au lieu d’être celui du Seigneur. Si bien que ton corps serait à Satan, si Satan voulait le prendre. Comprends-tu ?

– Oui.

– Veux-tu vivre ?

– Vous êtes Satan ?

– Satan ou non, veux-tu vivre ?

– Seul ?

– Non, tu la reverras. (29)

Le principe de plaisir, comme le soutient Freud, domine complément l’activité psychique du protagoniste. Il y a quelques passages dans son rêve qui expliquent cette logique du désir et de satisfaction, régie justement par le Ça. Le protagoniste cherche à l’accomplissement de la satisfaction qui correspondrait à la décharge d’une forte pulsion :

Selon toute apparence, l’ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter le déplaisir, elle est régie automatiquement par le principe de plaisir. (29)

Longtemps considéré par les religions, notamment par le christianisme, comme l’ange déchu source de tout mal par le biais de la séduction, le diable à force d’insister, finit par convaincre le protagoniste et le faire céder à ses pulsions ne lui demandant apparemment rien en échange. Dominé ainsi par les besoins primaires, le Ça du protagoniste constitue la base primitive du psychisme et n’aboutit qu’à l’accomplissement du désir en outrepassant toute règle, norme ou logique. C’est ainsi qu’il se laisse trainer par le démon qui le fait parcourir la voie qui le conduit vers la femme qui était déjà morte :

– Quand ?

– Ce soir.

–Où ?

– Chez elle.

– J’accepte, fis-je en essayant de me lever. Tes conditions ?

– Je ne t’en fais pas, me répondit Satan ; crois-tu donc que de temps en temps je ne sois pas capable de faire le bien ? Ce soir elle donne un bal, et je t’y mène.

– Partons, alors.

– Partons.

Satan me tendit la main, et je me trouvai debout.

Vous peindre ce que j’éprouvai serait chose impossible. Je sentais un froid terrible qui glaçait mes membres, voilà tout ce que je puis dire. (29-30)

Selon Freud, le refoulement autrement nommé die Verdrängung serait un mécanisme de défense consistant pour l’individu à repousser les représentations liées à ses pulsions dans l'inconscient. Symbolisé dans le rêve par la porte, le refoulement se voit clairement représenté dans le passage suivant, lorsque le diable évite de sortir par la grande porte de peur de trouver le concierge qui représenterait la réalité. Sarcastique jusqu’au point de blesser presque le protagoniste avec ses mots satiriques, le diable ne fait que lui rappeler son état de mort et ses misérables vêtements :

– Maintenant, continua Satan, suis-moi. Tu comprends que je ne te ferai pas sortir par la grande porte, le concierge ne te laisserait pas passer, mon cher ; une fois ici, on ne sort plus. Suis-moi donc : nous allons chez toi d’abord, où tu t’habilleras ; car tu ne peux pas venir au bal dans le costume où te voilà, d’autant plus que ce n’est pas un bal masqué ; seulement enveloppe-toi bien dans ton linceul, car les nuits sont fraîches, et tu pourrais avoir froid.

Satan se mit à rire comme rit Satan, et je continuai de marcher auprès de lui. (30-31)

Être pulsionnel à la quête de ses désirs, le protagoniste, mort depuis deux jours, ne peut pas cacher son impatience car cette sensation d'attraction et d'attente qui le poussait vers la belle mourante engendre chez lui une tension qui le conduit à la résoudre immédiatement pour satisfaire le manque qui l’y incite. Conscient de cet empressement du protagoniste qu’il arrive à peine à contrôler, Satan en profite pour lui rappeler que les hommes étaient ingrats envers lui, ne lui considérant même pas comme un ami même s’il était l’instrument leur procurant constamment des expériences de satisfaction. De la même nature que la femme désirée, considérée comme un ange à cause de sa beauté, le démon se présente au protagoniste également comme un ange, mais comme un ange particulièrement différent car les anges ordinaires n’accorderaient pas ce type de désirs aux êtres humains :

– Je suis sûr, continua-t-il, que, malgré le service que je te rends, tu ne m’aimes pas encore. Vous êtes ainsi faits, vous autres hommes, ingrats pour vos amis. Non pas que je blâme l’ingratitude : c’est un vice que j’ai inventé, et c’est un des plus répandus ; mais je voudrais au moins te voir moins triste. C’est la seule reconnaissance que je te demande.

Je suivais toujours, blanc et froid comme une statue de marbre qu’un ressort caché fait mouvoir ; seulement, dans les moments de silence, on eût entendu mes dents se heurter sous un frisson glacial, et les os de mes membres craquer à chaque pas.

– Arriverons-nous bientôt ? dis-je avec effort.

– Impatient ! fit Satan. Elle est donc bien belle ?

– Comme un ange.

– Ah ! mon cher, reprit-il en riant, il faut avouer que tu manques de délicatesse dans tes paroles ; tu viens me parler d’ange, à moi qui l’ai été ; d’autant plus qu’aucun ange ne ferait pour toi ce que je fais aujourd’hui. Je te pardonne encore ; il faut bien passer quelque chose à un homme mort depuis deux jours. (31-32)

Ce récit retrace le désir du protagoniste comme un sentiment ayant pour seul et unique but le plaisir. Le désir devient, alors, en quelque sorte l’envers des règles et des normes, cela explique l’attirance démesurée du protagoniste pour l’interdit. C’est ainsi que Satan insiste sur le rôle essentiel qu’il jouait en tant que déclencheur des désirs et source de satisfaction qu’il procurait à tous les êtres humains. Il explique au protagoniste que la cause de ce fort attrait envers la femme qu’il se préparait à rencontrer se trouvait justement dans son caractère d’interdit car cette femme ne se rapprochait pas de Marie mais plutôt d’Ève :

– Je comprends ta gaieté, murmurai-je en hâtant le pas.

– Tu me dis cela, reprit Satan, d’un air sombre et douteux ; as-tu donc peur de moi parce que tu me vois en face ? Suis-je donc si repoussant ? Raisonnons un peu, je te prie : Qu’est-ce que deviendrait le monde sans moi ; un monde qui aurait des sentiments venus du ciel, et non des passions venues de moi ? Mais le monde mourrait du spleen, mon cher ! Qui est-ce qui a inventé l’or ? c’est moi ; le jeu ? c’est moi ; l’amour ? c’est moi ; les affaires ? c’est encore moi. Et je ne comprends pas les hommes, qui semblent tant m’en vouloir. Vos poètes, par exemple, qui parlent d’amour pur, ne comprennent donc pas qu’en montrant l’amour qui sauve, ils inspirent la passion qui perd ; car, grâce à moi, ce que vous recherchez toujours, ce n’est pas la femme comme la Vierge, c’est la pécheresse comme Ève. (33-34)

D’après Freud, le monde et la société reposeraient sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives. Longtemps réprimés, pénalisés et contrôlés mais pourtant transmis, ces instincts s’expliqueraient, selon le diable, à partir de la transgression des interdits dictés par le conscient, voire le Sur-moi d’après Freud. Dans le rêve, Satan, même s’il était un personnage à part, semble parfois se coupler si bien au protagoniste qu’il parait être une partie de lui-même du moment qu’il assume la place du Ça, en exaltant le désir et en rejetant la vertu :

Et toi-même, dans ce moment, toi que je viens de tirer d’une tombe, toi qui as encore le froid d’un cadavre et la pâleur d’un mort, ce n’est pas un amour pur que tu vas chercher près de celle à qui je te conduis, c’est une nuit de volupté. Tu vois bien que le mal survit à la mort, et que si l’homme avait à choisir, il préférerait l’éternité des passions à l’éternité du bonheur, et la preuve, c’est que, pour quelques années de passions sur la terre, il perd l’éternité du bonheur dans le ciel.

– Arriverons-nous bientôt ? dis-je ; car l’horizon allait toujours se renouvelant, et nous marchions sans avancer. (33-34)

La satisfaction des désirs ou bien l’atteinte de l'objet désiré conduit à la jouissance et au bonheur. Dans le fragment suivant, le protagoniste est complètement contrôlé par son Ça interne. Lui promettant, à la différence de Dieu, représenté par le Sur-moi, l’éclatement d’une joie à court terme, Satan n’oublie pas de rappeler ironiquement à cet homme sa condition de mort :

Tu crois qu’on meurt, qu’on vous enterre, et qu’un beau jour on peut s’en aller sans rien dire ; tu te trompes, mon cher : sans moi il t’aurait fallu attendre la résurrection éternelle, ce qui aurait été long. Suis-moi donc, et sois tranquille, nous arriverons. Je t’ai promis un bal, tu l’auras : je tiens mes promesses, et ma signature est connue.

Il y avait dans toute cette ironie de mon sinistre compagnon quelque chose de fatal qui me glaçait ; tout ce que je viens de vous dire, je crois l’entendre encore.

Nous marchâmes encore quelque temps, puis nous arrivâmes enfin à un mur devant lequel étaient amoncelées des tombes formant escalier. Satan mit le pied sur la première, et, contre son habitude, marcha sur les pierres sacrées, jusqu’à ce qu’il fût au sommet de la muraille. (35-36)

Dans le fragment suivant, le Moi fait même momentanément son apparition, reproduisant ainsi le dédoublement du protagoniste. En effet, la confrontation entre le Moi et le Ça fait entrer l’individu dans une lutte constante, soit pour l’évitement de ses désirs subliminaux soit pour leur accomplissement. Toutefois, les instincts pulsionnels du Ça finissent par gagner la bataille lorsque le diable tend la main au protagoniste :

J’hésitais à suivre le même chemin, j’avais peur.

Il me tendit la main en me disant :

– Il n’y a pas de danger ; tu peux mettre le pied dessus, ce sont des connaissances. (36)

Quelques minutes avant de sortir vers le bal, lorsque le jeune médecin se tâtonne, une fois habillé, il s’opère une sorte de dissociation entre la corporalité de ce personnage et sa psyché. Le protagoniste prend conscience alors de son état de mort, toutefois sa pensée fonctionnait, le ramenant étrangement à la dimension du vivant. Encore une fois le Ça parait apaiser cette perturbation, et c’est l’idée de rencontrer son aimée qui l’encourage à continuer :

Je m’habillai. De temps en temps je me touchais le front et la poitrine ; tous deux étaient froids.

Quand je fus prêt, je regardai Satan.

– Nous allons la voir ? lui dis-je.

– Dans cinq minutes.

– Et demain ?

– Demain, me dit-il, tu reprendras ta vie ordinaire ; je ne fais pas les choses à demi.

– Sans conditions ?

– Sans conditions.

– Partons, lui dis-je.

– Suis-moi.

Nous descendîmes. (41)

Désignant le mécanique interne qui, au-delà du simple besoin, conduit le protagoniste vers une réalité qu’il se représente comme l’exécution possible de la satisfaction, le désir se définit dans le passage suivant comme une tendance consciente devenue irrépressible. Sous l’effet de l’attrait, la raison du protagoniste semble être destituée par une imagination débordante qui mène ce personnage vers l’irrationnel. C’est ainsi que même sans l’avoir rencontrée, le protagoniste croit qu’il a presque ressuscité, tellement cette ardeur imaginative l’emportait vers cette femme :

Je reconnus le perron, le vestibule, l’antichambre. Les abords du salon étaient pleins de monde. C’était une fête éblouissante de lumières, de fleurs, de pierreries et de femmes.

On dansait.

À la vue de cette joie, je crus à ma résurrection.

Je me penchai à l’oreille de Satan, qui ne m’avait pas quitté.

– Où est-elle ? lui dis-je.

– Dans son boudoir. (42)

Produit de la construction mentale du protagoniste qui tend à l’idéaliser, le désir se nourrit en grande mesure de son attente temporelle car pendant cette période, ce désir n’arrête pas de se fortifier de lui-même grâce au travail imaginatif du protagoniste qui ne cesse pas d’y penser en le façonnant d’après ses expectatives.

Le passage suivant montre que le temps que l’objet convoité ne soit que désiré par le protagoniste c’est-à-dire qu’il ne soit pas encore satisfait ou accompli, le plaisir ne restera que présupposé. C’est la raison pour laquelle la réalisation du désir visé, voire la femme dans ce conte, achèverait hypothétiquement avec cette souffrance provoquée par son manque.

Le désir fonctionne, alors, chez cet homme comme l’élan d’une force invincible que ce personnage constate chez lui et qu’il ne peut apaiser car cette force (le Ça) le possède et il n’est pas capable de le contrôler, donc il n’est pas maitre de lui-même, emporté comme il est par la force que le Ça exerce sur lui. Pour le maitriser, le protagoniste devrait en prendre conscience et y réfléchir rationnellement.

Lors du bal, une fois que le protagoniste a rencontré la femme et qu’il danse avec elle, il est si fortement saisi de joie qu’il croit par moments ne pas être mort, se produisant à nouveau chez lui, ce dédoublement entre le moi vivant et le moi mort. Il remercie le diable, mais celui-ci d’un ton moqueur ne peut pas s’empêcher encore une fois de lui rappeler la décadence de sa condition de mort :

L’orchestre se fit entendre.

– Et pour vous le prouver, continua-t-elle en me prenant le bras, nous allons valser ensemble.

Elle dit quelques mots à quelqu’un qui passait à côté d’elle. Je vis Satan auprès de moi.

– Tu m’as tenu parole, lui dis-je, merci ; mais il me faut cette femme cette nuit même.

– Tu l’auras, me dit Satan ; mais essuie-toi le visage, tu as un ver sur la joue.

Et il disparut, me laissant encore plus glacé qu’auparavant. Comme pour me rendre à la vie, je pressai le bras de celle que je venais chercher du fond de la tombe, et je l’entraînai dans le salon. (43-44)

Loin d’être un simple accessoire, le miroir accomplit un rôle essentiel lors de la rencontre entre le protagoniste et la femme morte, car c’est donc à travers la surface spéculaire que le protagoniste regarde, la figure spectrale de son aimée. Le miroir devient, alors, une surface ambigüe rendant visibles deux mondes fictionnels : celui du rêve et celui de son reflet de mort.

D’autre part, l’identité du protagoniste revient à se dédoubler encore une fois, apparemment il s’agit de la même personne mais il y a une dissemblance subtile qui se glisse entre les deux, car il jette un regard, dès sa position consciente de vivant, sur son statut de mort dont le cœur ne battait pas depuis longtemps. C’est dans ce contexte qu’il se produit l’accomplissement du désir :

Je me levai. Au moment où je regardais la glace, j’aperçus une ombre pâle et blanche derrière moi, me regardant fixement.

Je me retournai, c’était ma belle maîtresse.

Heureusement que mon cœur ne battait pas, car, d’émotion en émotion, il eût fini par se briser.

Tout était silencieux, au-dehors comme au-dedans.

Elle m’attira près d’elle, et bientôt j’oubliai tout. Ce fut une nuit impossible à raconter, avec des plaisirs inconnus, avec des voluptés telles, qu’elles approchent de la souffrance. (47)

Dans le passage suivant, on peut voir que la recherche à la satisfaction de ses désirs conduit le protagoniste à se cloîtrer dans une sorte de cercle vicieux qui le mène de la souffrance à l’ennui, puis au malheur. Également, le principe de refoulement, s’y dégage, symbolisé surtout par la nocturnité car le jour représente la réalité et c’est dans un contexte caché voire l’obscurité du soir que ce désir pouvait se réaliser pleinement :

Enfin la lampe commença à pâlir quand le jour commença à poindre.

– Écoute, me dit cette femme, il faut partir ; voici le jour, tu ne peux rester ici ; mais le soir, à la première heure de la nuit, je t’attends, n’est-ce pas ?

Une dernière fois je sentis ses lèvres sur les miennes, elle pressa convulsivement mes mains, et je partis. (48)

Schopenhauer définissait l’accomplissement d’un désir de la manière suivante : « c’est comme l’aumône que l’on jette à un mendiant, elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain »13. Effectivement, cette même situation parait l’éprouver le protagoniste de ce conte car il se produit chez lui une sorte d’obsession qui même s’il l’attenue momentanément, ce désir cherche à persister grandissant de plus en plus au passage du temps.

C’est ainsi que dès qu’un désir associé à la femme morte est réalisé chez le protagoniste, un autre désir similaire apparait et exige d’être réalisé lui aussi rapidement. Cette dynamique montre que le protagoniste, à l’instar de tous les êtres humains, reste séduit par cette force incontrôlable :

C’était toujours le même calme dehors.

Je marchais comme un fou, croyant à peine à ma vie, n’ayant même pas la pensée d’aller chez ma mère ou de rentrer chez moi, tant cette femme entourait mon cœur. (47)

Par leur investissement hallucinatoire qui établit des connexions apparemment symboliques avec la réalité, les rêves confrontent le protagoniste à la partie la plus énigmatique de son être. En effet, l’énoncé qui soutient que le rêve dévoile un accomplissement déguisé de souhaits refoulés, se trouve à la base de la théorie freudienne du désir.

L’expérience de satisfaction vécue par le protagoniste, loin de le conduire à l'apaisement du désir, comme on l’a vu plus haut, le pousserait vers sa répétition donc au retour du même. Toutefois, une éclatante découverte l’attendait lorsqu’il s’aperçoit de la réalité de cette belle femme et ce désir inconscient se transforme en déplaisir conscient à cause du trouble qui empêche la satisfaction :

Le jour s’était levé, triste, sombre, froid. Je marchai au hasard dans la campagne déserte et désolée, pour attendre le soir.

Le soir vint de bonne heure.

Je courus à la maison du bal.

Au moment où je franchissais le seuil de la porte, je vis un vieillard pâle et cassé qui descendait le perron.

– Où va monsieur ? me dit le concierge.

– Chez madame de P..., lui dis-je.

– Madame de P..., fit-il en me regardant étonné et en me montrant le vieillard, c’est monsieur qui habite cet hôtel ; il y a deux mois qu’elle est morte.

Je poussai un cri et je tombai à la renverse. (48-49)

Le principe de réalité, le Moi, finit alors pour s’imposer au principe de plaisir, le Ça, et le protagoniste doit subir les conséquences déplaisantes de l’insatisfaction, voire renoncer à cette source de plaisir.

Le surmoi

Héritier des normes et des interdits, le Sur-Moi constitue l’entité qui reproduit les lois intérieures de l’individu et qui définit ce qui est correct et ce qui ne l’est pas. Le Sur-Moi se caractérise également par ses jugements à l’égard du Moi et ses censures et ses punitions envers les désirs pulsionnels du Ça.

Visant à contrecarrer le Ça, le Surmoi du protagoniste du conte de Dumas, constitue une sorte de voix intérieure qui, comme dans le fragment suivant, dicte au protagoniste ce qu’il ne faut pas faire :

Alors je me mis à penser à ma mère, ma mère qui pleurait à cette heure son fils mort, ma mère dont j’étais toute la vie, et qui n’avait eu que ma seconde pensée. Tous les jours de mon enfance me repassèrent devant les yeux comme un riant songe. Je vis que partout où j’avais eu une blessure à panser, une douleur à éteindre, c’était toujours à ma mère que j’avais eu recours. Peut-être, à l’heure où je me préparais à une nuit d’amour, se préparait-elle à une nuit d’insomnie, seule, silencieuse, auprès des objets qui me rappellent à elle, ou veillant avec mon seul souvenir. Cette pensée affreuse ; j’avais des remords ; les larmes me vinrent aux yeux. (46-47)

Le Surmoi définit un idéal qu’il projette au Moi, poussant celui-ci à son atteinte. Il s’agit d’une image idéalisée qui se conforme à partir des interdits parentaux. C'est une sorte de modèle auquel le protagoniste vise à se conformer. Le Surmoi ordonne au Moi les conduites à suivre pour réaliser ses attentes.

Dans le passage antérieur, la figure de la mère vis-à-vis la nuit d’amour à laquelle se préparait le protagoniste joue un rôle fort important dans la conformation de sa complexe psyché donc le souvenir maternel reproduit les règles morales de son enfance. Le Sur-moi devient alors la cause pour le protagoniste d’une forte sensation de culpabilité et de dévalorisation de sa personne :

Le surmoi sévère ne perd pas de vue le Moi et, indifférent aux difficultés opposées par le ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S'il vient à désobéir au surmoi, il en est puni par de pénibles sentiments d'infériorité et de culpabilité. Le moi ainsi pressé par le ça, opprimé par le surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l'harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons ainsi pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : "Ah, la vie n'est pas facile !14

Reconnaissance et dédoublement de soi à travers le reflet de l’image spéculaire

L’inquiétante étrangeté du miroir, fondée sur les paradoxes cognitifs du reflet, se focalise ainsi sur une altération de l’identité qui témoigne de la vulnérabilité du sujet. Le reflet donne une image précaire d’un sujet dont l’intégrité menace constamment de vaciller lorsque d’autres images viennent s’interposer à la place de la sienne : sous l’apparente évidence du visage familier transparaît la figure d’un spectre 15

Nombreuses sont les théories qui traditionnellement conçoivent le miroir comme la dimension propice au dédoublement de l’individu. Permettant la confrontation de deux figures jumelles tout en tant distinctes, il parait en effet que cet objet ne livre pas un simple reflet, mais une image inversée une copie à la fois semblable et différente, proche et distante du sujet officiel qui s’y regarde.

De ce fait, la métaphore spéculaire occupe une place centrale dans ce conte de Dumas, car elle traduit la réversibilité du regard du protagoniste et révèle en même temps sa dimension double en tant que corps voyant et visible. C’est à partir du reflet livré par la surface transparente du miroir qui découle, alors, une différence à travers laquelle le protagoniste et son reflet constitueraient deux personnages séparés mais situés dans le même espace temporel et spatial, prenant le lecteur à témoin de son dédoublement

Se tenant pendant quelques instants, placé devant le miroir, examinant sa propre image réfléchie, dans un complexe jeu de renvois et de reflets, cette nuit où Satan l’avait ramené encore à la vie, le narrateur reconnait la profonde similitude qui unit ces deux mêmes versions de son être. Doublement dédoublé du fait qu’il regarde son reflet dans le monde onirique depuis le monde réel, lui et son image réfléchie dans le verre s’absorbent dans une forme de relation de soi à soi, renfermée dans la complétude.

Cette symétrie, ainsi instaurée, entre deux représentations du même sujet à travers le miroir, met en scène une frontière bien définie, le dedans et le dehors de son corps, sa dimension de la réalité et celle qui se situe à l’autre côté du miroir. Le narrateur s’expose, alors, au lecteur, tout en se montrant dans une interactivité réciproque, entre le fait de se regarder et d’être regardé.

Mais cette frontière divisant les deux composantes du narrateur est parfois brouillée et le double reflété est perçu comme identique. Engendrant une confusion interne chez le narrateur, dans son unité et son identité, le sujet se sent alors brutalement expulsé hors de son monde et projeté dans le monde symétrique de son reflet.

C’est ainsi qu’en s’inspirant de quatre stades du miroir proposés par René Zazzo16, on mettra en évidence le processus par lequel le narrateur peut s’explorer, en face de soi-même, comme un autre soi-même et de se regarder dedans :

Reconnaissance de l'image de l'autre

Le narrateur, alors qu’il fixe son regard sur son image, découvre la seule portion d’espace habituellement cachée à son horizon perceptif, révélant la distance qui existe entre lui comme observateur et l’être qui est observé. Mais la surface du miroir dévoile, aussi, une autre figure : celle de Satan, conçu comme un être différent, l’ayant conduit au bal ce soir-là :

Ce qu’il y avait d’horrible encore, c’est que je ne pouvais détacher mon regard de cette glace qui me renvoyait mon image sombre, glacée, morte. Chaque mouvement de mes lèvres se reflétait comme le hideux sourire d’un cadavre. Je ne pouvais pas quitter ma place ; je ne pouvais pas crier.

L’horloge fit entendre ce ronflement sourd et lugubre qui précède la sonnerie des vieilles pendules, et sonna deux heures ; puis tout redevint calme.

Quelques instants après, une église voisine sonna à son tour, puis une autre, puis une autre encore.

Je voyais dans un coin de la glace Satan qui s’était endormi sur la Vie des Saints. (39-40)

Le sujet prend son image pour un autre sujet :

Très flou, le regard que le narrateur porte sur lui-même cette nuit-là, ne lui permet pas totalement de se reconnaitre du premier coup. Très confus et doutant de la réalité livrée dans la glace, il ne finit pas de s’assimiler physiquement en tant qu’être mort. Il expérimente par quelques secondes ce que Freud nomme l’inquiétante étrangeté autrement connue comme « unheimlich » ou « non familier ». Tel que l’envisage René Zazzo, le narrateur touche son corps et tâte son cœur afin de s’identifier :

En ce moment, je passai devant une grande glace, et je me vis dans mon étrange costume, couvert d’un linceul, pâle, les yeux ternes. Je doutai de cette vie que me rendait une puissance inconnue, et je me mis la main sur le cœur.

Mon cœur ne battait pas.

Je portai la main à mon front, le front était froid comme la poitrine, le pouls muet comme le cœur ; et cependant je reconnaissais tout ce que j’avais quitté ; il n’y avait donc que la pensée et les yeux qui vécussent en moi. (39)

Ce processus perceptif par lequel le narrateur ne parvient pas immédiatement à saisir la particularité et la complexité de lui-même reflète un trouble que Freud définit comme la « variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ». 17

Malaise devant son reflet

Ce n’est qu’à ce stade-là que le caractère inquiétant et effrayant de cette étrangeté surgie dans le stade antérieur, à partir de l’ébranlement entre étrange et familier, parait s’intensifier jusqu’à devenir malaise.

Ambigu et double, ce phénomène fait chanceler le jeune médecin endormi entre l’inconscient et le conscient.

Le reflet spéculaire devient alors, dans ce conte, l’espace de la duplication et de l’autorévélation à travers lequel le narrateur-protagoniste spectateur prend conscience de sa propre subjectivité, traduisant une sensation angoissante, voire un profond dégout vis-à-vis son état de mort :

Je parvins à me retourner. Il y avait une glace en face de celle que je regardais, si bien que je me voyais répété des milliers de fois avec cette clarté pâle d’une seule bougie dans une vaste salle.

La peur était arrivée à son comble : je poussai un cri.

Satan se réveilla.

– Voilà pourtant avec quoi, me dit-il en me montrant le livre, on veut donner la vertu aux hommes. C’est si ennuyeux que je me suis endormi, moi qui veille depuis six mille ans. Tu n’es pas encore prêt ?

– Si, répliquai-je machinalement, me voilà. (40)

D’après les postulats de Jean-Bertrand Pontalis, ce malaise généré par das Unheimliche se manifeste donc comme une image générale du fonctionnement de l’inconscient qui agit « tel un intrus permanent dont nous ne savons trop s’il nous dérange par le désordre qu’il crée ou s’il nous anime par la survenue intempestive ».18

Identification du sujet à son image

Le reflet spéculaire livrant sa duplicité bouleverse l’intériorité du narrateur-protagoniste, cette perturbation matérialise en quelque sorte sa prise de conscience définitive de son identité et la capacité à se dédoubler.

Pouvant se connaitre et se regarder objectivement grâce à une dynamique explorative, dans ce stade-ci, le miroir constitue l’espace de la duplication par lequel le narrateur protagoniste spectateur prend conscience de sa propre subjectivité et de son corps en tant qu’objet. Il peut s’apercevoir lui-même dans la mesure où c’est lui en tant qu’entité visible qui permet l’accès à l’invisible à celui qui voit :

J’attendis que la contredanse fût finie. Je traversai le salon ; les glaces aux feux des bougies me renvoyèrent mon image pâle et sombre. Je revis ce sourire qui m’avait glacé ; mais là ce n’était plus la solitude, c’était le monde ; ce n’était plus le cimetière, c’était un bal ; ce n’était plus la tombe, c’était l’amour. Je me laissai enivrer, et j’oubliai un instant d’où je venais, ne pensant qu’à celle pour qui j’étais venu. (42)

En tant qu’espace dialogique explicitant certains traits de l’échange entre le protagoniste et son image reflétée, le miroir favorise la confrontation entre l’être mort et son ombre révélant simultanément l’extériorité de son être et la profondeur qui se cache derrière son image réfléchie :

Tout y avait un parfum de mystérieuse volupté impossible à décrire. Je m’assis près du feu, car j’avais froid ; je me regardai dans la glace, j’étais toujours aussi pâle. J’entendais les voitures qui partaient une à une ; puis, quand la dernière eut disparu, il se fit un silence morne et solennel. Peu à peu mes terreurs me revinrent ; je n’osais plus me retourner, j’avais froid. Je m’étonnais qu’elle ne vînt pas ; je comptais les minutes, et je n’entendais aucun bruit. J’avais les coudes sur les genoux et la tête dans mes mains. (46)

Le médecin et son double s’y impliquent mutuellement, tous les deux, existant l’un simultanément dans l’autre. L’image du protagoniste lui-même reproduite dans l’œil qui l’observe, devient un autre tout en restant lui-même en tant que sujet-objet de l’image spéculaire. Il s’établit de cette manière-là, une coappartenance du corps et de son reflet, une sorte consubstantialité identité-altérité dédoublant le protagoniste.

La perception que grâce au miroir, le spectateur a de l’expérience de lui-même rendue visible et matérialisée à ses yeux, traduit l’essence de son être dans un rapport chiasmatique par lequel le « corps visible » et le « corps voyant » se rencontrent et se réfléchissent dans un même espace, s’instaurant une confusion entre percevoir et être perçu.

Bref, la surface spéculaire assume, de ce fait, une fonction révélatrice évidente, car elle dévoile l’unique partie du corps du protagoniste qui lui est interdite à la vue : son intériorité.

Conclusion

Définir si c’est la dualité ou la triplication le procédé qui définit la conformation du protagoniste de cette nouvelle a été la question qu’on s’est posée dès le départ et qui intitule cet article. Au terme de cette analyse, on peut constater que la dynamique de la dépersonnalisation du protagoniste, à la croisée entre la fiction onirique et la réalité, touche en même temps la dimension du héros mort, tripliquant de cette manière-là, son identité en tant que sujet. Saisir la constitution de la subjectivité de ce personnage dans le rapport entre son Je et ses deux autres, endormi et mort, ouvre la question de l’altérité qui engendre l’autre en tant qu’autrui mais aussi de l’autre en tant qu’autre du Je.

C’est ainsi que loin de se plier à la notion traditionnelle soutenant l’idée du double gémellaire où une seule réplique s’opposerait au sujet officiel, la thématique de la triple dépersonnalisation du protagoniste exposée dans cette nouvelle, bien que datant du xixe siècle, semble dépasser la dissociation binaire souvent reprise par d’autres écrivains de son époque.

Accomplissement déguisé d'un désir inconscient, comme le définit Freud, le rêve du protagoniste s’impose dans cette histoire grâce à sa fonction qui dépasse le simple cadre spatial. Élément fondamental dans la structuration de ce conte, par son aspect étrange et surprenant, la dimension onirique dans ce conte favorise la libération des pulsions refoulées de l’inconscient à travers de ces trois identités prises par ce protagoniste. Focalisé d’après l’optique freudienne, l’apparente scission vécue par ce personnage, lorsqu’il n’est plus en complet état d’éveil, entraine la fragmentation de son identité en trois dimensions différentes de sa personnalité.

Lieu de profusion de nombreux symboles, souvent confus, incohérents ou absurdes par opposition à la réalité, le monde onirique engendre la triplication éveillé-endormi-mort subie par le protagoniste qui traverse tout le contenu du récit et qui, au lieu de provoquer d’étranges collisions au triptyque freudien, s’accorderait aux notions du ça, du moi et du sur-moi. Dumas, dans ce conte, a défié l’unité rigide et indivisible qui caractérisait les héros classiques en le décomposant à partir de la superposition des trois sujets qui conforment tous le protagoniste et où le même et les autres sont devenus complémentaires, les confrontant en même temps à l’impossible nécessité de l’identité qui tend à se confondre avec sa répétition.

Finalement, l’idée paradoxale qui entraine le fait de vivre à la fois avec et sans réplique confronte le héros de ce récit à l’énigme angoissante de la présence du Je dans un autre corps, comme à l’insistance du corps dans le Je. C’est, en outre, sous l’angle de la théorie des stades du miroir proposée par René Zazzo qu’on a démontré la triplication des images du protagoniste : éveillé, endormi et mort. Mais le rapprochement de ces trois répliques du même personnage, grâce au reflet du miroir, concerne plus qu’une simple juxtaposition d’êtres autour de la même question identitaire, le rapport ambivalent de tout être humain, troublé en face de son reflet inversé. Cette angoisse identitaire, née de son refus à accepter sa mort inévitable et prochaine et sa vie éphémère, voire inutile, dépeint le protagoniste comme une créature complexe et multiforme portant en lui l’étrange essence de son identité.


1 Recibido: 21 de febrero de 2020; aceptado: 16 de marzo de 2021.

2 Escuela de Literatura y Ciencias del Lenguaje; http://orcid.org/0000-0000. Correo electrónico: juan.jimenez.murillo@una.ac.cr

3 Dépersonnalisation : Perte, par un sujet, du sentiment de sa propre réalité physique et mentale.

4 Duplicité : Existence séparée et souvent antagonique de (deux entités contiguës).

5 Triplicité : Caractère de ce qui est triple.

6 Dualité : Caractère ou état de ce qui est double en soi ; coexistence de deux éléments de nature différente (s'oppose à unité).

7 Triple : Qui équivaut à trois, se présente comme trois.

8 Double : Qui comporte deux éléments identiques ou qui est répété deux fois.

9 Dédoublement : Trouble de l'unité de la conscience de soi, caractérisé par l'apparition en alternance d'une personnalité première et d'une ou de plusieurs personnalités secondaires chez un même sujet.

10 Alexandre Dumas. Récits fantastiques I (Québec : La Bibliothèque électronique du Québec. Collection À tous les vents, volume 75 : version 1.02) 9 ; <https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Dumas-recits1.pdf>. Les numéros de pages seront placés entre parenthèses dans le texte.

11 Silvia Bünning et Olaf Blanke, « Out of Body Experiences : Precipitating Factors and Neural Correlates », Stephen Laureys (ed.), Progress in Brain Research, 150 (Amsterdam : Elsevier, 2005) : 331-350.

12 Sigmund Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », Nouvelles conférences sur la psychanalyse (Paris : Gallimard, 1933) : 110.

13 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (Paris : PUF, 1966) 252-253.

14 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1916) 335-336.

15 Julien Bonhomme, « Réflexions multiples. Le miroir et ses usages rituels en Afrique centrale », Images Re-vues [En ligne],16 juin 2020, <http://journals.openedition.org/imagesrevues/147 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.147>.

16 René Zazzo, « Image spéculaire et image anti-spéculaire», Enfance 4, 2 (1977) : 223-230.

17 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais (Paris : Gallimard, 1985) 215.

18 Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres textes (Paris : Gallimard. 2001) 7-20.

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